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défection. A l’instant même il ouvrit une petite boîte, avala le poison qu’elle renfermait, et tomba mort, se punissant ainsi d’un crime dont il n’était pas coupable, et poussant la loyauté jusqu’au fanatisme.

Cependant l’orage grondait autour du palais ; une députation des ulémas, ayant à leur tête le cady, allait d’un parti à l’autre, et consultant tour à tour les grands du royaume, les princes du sang et les raïas. Personne ne pensait plus à Isbâq ; il s’agissait d’élire, non pas l’un des fils, mais l’un des frères du sultan. L’aîné de ceux qui vivaient encore, accepté par les émyns et par les vizirs, ne plut point aux jeunes princes, qui craignaient d’exciter sa jalousie et de périr par le poison. Ils désignèrent eux-mêmes un autre fils d’Ahmed-Bakr, que les soldats refusèrent avec des cris d’indignation. Enfin, le nom de l'orphelin fut prononcé. Abd-el-Rahmân, proclamé sultan, monta sur le trône par le vœu des grands et de l’armée, grace aux intrigues ourdies dans le palais et à l’impopularité de ses concurrens. Qui sait au juste quel rôle il joua dans ces circonstances délicates ? Sans doute celui d’un ambitieux qui attend avec patience le résultat des évènemens, parce qu’il les a préparés lui-même.

Maître du pouvoir, Abd-el-Rahmân distribua aux ulémas, aux chérifs et aux pauvres tous les trésors amassés dans le palais par Tyrâb. Cela fait, il partit pour le Dârfour (ces évènemens s’étaient passés dans le Kordofâl, où le sultan Tyrâb venait de mourir), et se mit en mesure de tenir tête à son neveu Ishâq. Deux fois battu, puis vainqueur dans deux rencontres, ce jeune prince se montrait fertile en ressources, courageux, habile à réparer ses pertes, autant que cruel envers ses sujets. Dans sa conduite, il y avait quelque chose de la colère que donnent le désespoir et le sentiment d’une grande injustice. Abd-el-Rahmân, au contraire, agissait avec prudence ; il cherchait à appuyer son élection par des actes équitables, généreux. Dans une dernière bataille, Ishâq, faisant des prodiges de valeur, s’élança jusque sur le chef de l’armée du sultan, Mohammed-el-Doukkoumy, fils de l’émyn Aly, ancien maître de Kourrâ, et lui appliqua de vigoureux coups de sabre en l’injuriant. El-Doukkoumy ne disait rien : sa double cotte de mailles repoussait le fer de son ennemi ; mais quand celui-ci, las de frapper, lui tourna le dos, à son tour il lui asséna sur l’épaule un si terrible coup de cimeterre, que l’arme se rompit près de la poignée. Le khalife, délivré par les siens des mains de l’émyn El-Doukkoumy, fut bientôt forcé de fuir au milieu de son armée en déroute. Alors un fellah égyptien, bon tireur, soldat dans les troupes d’Abd-el-Rahmân, demanda à marcher à l’avant-garde, et promit de tuer Ishâq