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du geste et du regard ; il semble qu’ils vont prendre un rôle dans la pièce, à la façon du chœur antique. J’aime le souvenir de ces momens d’enthousiasme et d’ardeur ; je veux m’appliquer à les conserver. Nous autres, nous n’en sommes plus là : nous avons passé vite de la sécurité à la satiété : nous craignons la fatigue et le bruit comme des victorieux trop tôt repus ; nous tombons peu à peu dans cette mortelle indifférence où vont se perdre les révolutions faites ; mais, au milieu de tous ces biens dont nous jouissons, il en est un pourtant qui nous manque déjà, et qu’il faut toujours regretter : c’est cette jeunesse d’ame avec laquelle se préparent les révolutions à faire. Il n’y a plus guère, chez nous, ni opinions en jeu, ni partis aux prises ; l’Allemagne est rangée tout entière en bataille dans le champ clos des idées : c’est un cruel contraste. On dirait que la vie de la pensée s’est retirée de nous pour aller germer de l’autre côté du Rhin. Aussi, quand, à la fin de mon voyage, je saluai pour la dernière fois cette terre en travail, il se mêlait à ma sympathie je ne sais quelle tristesse jalouse ; laissant derrière moi une si chaude mêlée pour retrouver ici tout un monde endormi, je ne pus m’empêcher de retourner la tête ; l’ennui me gagnait, l’ennui d’un ouvrier laborieux qui regarderait, les bras croisés, ses compagnons courbés sur leur tâche.


FRIBOURG EN BRISGAU.

Août 1845.

Je suis arrivé à Fribourg par le plus long chemin ; je m’étais assez volontairement égaré dans les belles vallées de la Forêt-Noire, et, de village en village, j’avais suivi, comme à l’aventure, la frontière de Bade et de Wurtemberg, à partir de Wildbad, ce charmant désert placé tout auprès des pompes et des folies de Baden-Baden. J’oubliais un peu, dès mes premiers pas, la curiosité qui m’emmenait en pèlerinage, et, séduit par la simplicité de ces agrestes campagnes, je me pressais moins d’aller chercher dans la vie sociale des tableaux plus compliqués. C’était mon plaisir de voir de la route ces hardis bûcherons du pays tantôt abattre des sapins gigantesques à grands coups de cognée, tantôt les précipiter du haut des cimes dépouillées jusqu’au bord des rivières, tantôt les assembler sur ces rivières, rapides comme les torrens des Alpes, et, montant d’un pied ferme leurs trains à peine attachés, les guider sans encombre à travers les sinuosités et les soubresauts du courant. Il y a toujours un attrait infini dans le spectacle