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prince, et vous n’y pouvez rien. On conspire en frac et en chapeau rond, sans appareil pittoresque, sans fantaisie romantique, chacun à sa place et à ses affaires, qui dans son comptoir, qui dans sa chaire, qui dans son cabinet, qui à sa charrue. On se dit tout simplement qu’il ne serait pas si mal d’apprendre enfin à se conduire soi-même, et qu’on a bien maintenant assez d’âge et de raison pour marcher sans lisières. On remercie le ciel d’avoir donné de si bons princes au pays, de magnanimes seigneurs qui sont nés démens, mais encore ne serait-on pas fâché d’avoir par devers soi quelque garantie, au cas où l’envie leur prendrait d’être pires. On estime qu’en matière de royales promesses, il en reste toujours plus lorsqu’on les écrit que lorsqu’on ne les écrit pas, et, si ravi qu’on soit des chefs-d’œuvre oratoires de ces beaux parleurs couronnés, on aimerait pourtant mieux voir leur éloquence mise en forme de contrat et couchée sur le papier. C’est plus vulgaire, mais c’est plus sûr. Bref, on est convaincu que les gouvernés ont assez de mérite à se laisser faire pour que les gouvernans prennent au moins quelquefois leur avis, et l’on prétend que ces avis-là sont les bons. On se dit tout cela sans beaucoup chercher, sans se gêner beaucoup ; on le dit tout haut, à tout moment, de tous côtés ; on le pense toujours, on ne pense qu’à cela.

Or, ces infatigables conspirateurs, ce sont, en vérité, les gens du monde les plus pacifiques, et c’est là pour vous le mauvais signe ; ce sont gens d’humeur posée, d’habitudes casanières, des marchands et des propriétaires qui ne songeaient auparavant qu’à gérer leur négoce ou leurs biens, des érudits qui se nourrissaient de commentaires, des juristes qui ne sortaient pas du Digeste, tous les philistins d’autrefois ! Il n’y a plus de philistins, ou du moins l’espèce en est changée. Voici venir les bourgeois, les vrais bourgeois de la société constitutionnelle ; qu’on se défende comme on pourra, cette race est sans pitié. C’est justement de la sorte qu’elle est arrivée chez nous à l’empire ; c’est en s’agitant comme elle s’agite à présent jusqu’au pied du Johannisberg. Pour mener des masses aveugles, il ne faut qu’un enchanteur populaire qui les remue du bout de sa baguette et les bride au gré de son caprice : le mal est qu’on n’avance ainsi qu’avec grand bruit et grand’peine ; mais les hommes raisonnables, qui souhaitent sciemment le juste et le possible, persévèrent et réussissent, sans avoir, pour ainsi parler, autre chose à faire que de vivre, parce que ces nobles souhaits, devenus comme une portion de leur vie, s’accomplissent d’eux-mêmes à mesure qu’elle se prolonge. C’est là l’histoire de la France de 89 ; c’est aujourd’hui celle de l’Allemagne. C’est aujourd’hui