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On sait bien peu de chose des dernières années d’Aristarque, et personne jusqu’ici n’a pris soin de réunir et d’accorder les rares documens qui nous sont parvenus sur ce sujet. Retiré, dit Suidas, dans l’île de Cypre, étant devenu hydropique, il se laissa mourir de faim à l’âge de soixante-douze ans. Ses deux fils, qui lui survécurent, étaient fort pauvres d’esprit. L’un d’eux même fut vendu comme esclave ; mais, ayant par bonheur été amené à Athènes, les Athéniens payèrent à son maître le prix de sa liberté. Cette retraite[1], ce suicide, cette étrange destinée des fils d’un père illustre, tout cela fait naître bien des réflexions. Aristarque mourut-il donc dans la disgrace, et comment l’eût-il encourue ? La mort volontaire pour échapper aux douleurs ou à l’ennui d’une maladie incurable était facilement excusée aux yeux des moralistes païens : on en connaît beaucoup d’exemples dans l’antiquité ; mais comment excuser l’étrange insouciance qui livre à la misère, à l’esclavage même, les fils du précepteur d’un roi, du chef d’une grande école ? Il y a là quelque mystère, quelque erreur peut-être du biographe anonyme auquel nous devons ces détails. Ne s’est-il pas trouvé un auteur assez ignorant pour placer Zénodote et Aristarque dans une pléiade de soixante-douze grammairiens chargés par Pisistrate de recueillir et de coordonner les poésies d’Homère, véritable commencement d’une légende qui ne s’est pas développée, contrefaçon païenne de la tradition relative aux soixante-douze interprètes des livres saints ? Voici du moins ce que l’on peut conjecturer sur la disgrace du critique d’Alexandrie.

Ptolémée-Philométor était arrivé au trône, à l’âge de cinq ans, en 181 avant Jésus-Christ. Il ne put guère avoir que quinze ou vingt ans plus tard le fils qui fut, dit-on, élevé par Aristarque, et qui, après la mort de son père, fut, tout jeune encore, assassiné dans les bras de sa mère Cléopâtre par un oncle usurpateur. Le jeune Ptolémée-Eupator (c’est le nom que donne à ce prince un document découvert il y a seulement quelques années) reçut probablement, vers l’an 150 avant Jésus-Christ, les premières leçons de son illustre maître, et, comme on voit, il n’eut guère le temps d’en profiter ; mais Aristarque avait depuis long-temps un autre élève à la cour d’Égypte. C’est ce frère puîné de Philométor[2], véritable monstre de luxure et de cruauté, long-temps rival turbulent de Philométor, puis son successeur

  1. Suidas semble aussi indiquer un voyage d’Aristarque à Pergame, où auraient eu lieu ses débats avec Cratès ; mais nous croyons voir là quelque confusion ou quelque erreur du copiste.
  2. Athénée, II, p. 71.