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devait la haute et singulière marque d’estime qu’il venait de recevoir. Le roi de France et de Navarre lui avait promis d’aller manger une pêche à sa maison de campagne ! Cela veut dire, pensa-t-il, que le roi daignera venir déjeuner chez moi ! Je ne sais rien d’aussi beau, d’aussi généreux, d’aussi grand, dans l’histoire de France. Quel magnifique prince ! Mais qui me vaut un tel honneur ? Bouret avait oublié ce qui lui valait un tel honneur : il comptait pour rien les millions prêtés à Louis XV. Quelle modestie ! Oh ! c’est le plus grand roi du monde ! répétait-il jusqu’à en perdre la raison. Pauvre Bouret, il ne savait donc pas que Mme de Sévigné en disait autant de Louis XIV après avoir dansé avec lui ?

En rentrant à Paris, qui pouvait à peine le contenir, il fit part de son bonheur à tout le monde ; le soir, dans les coulisses de l’Opéra, il n’était question que de la bonne fortune du fermier-général. Les danseuses le voyaient déjà ministre. Bouret n’aurait pas été loin de partager leur opinion. La nuit fut belle sur l’oreiller ; le lever du soleil le vit plus calme ; il réfléchit. « Le roi, murmurait-il sous les lambris dorés de sa chambre à coucher, m’a promis de venir manger une pêche à ma campagne, mais je n’ai pas de campagne. Il m’en faut une, et qui soit digne de recevoir un pareil hôte : une campagne avec château. Un beau, un magnifique château près de Paris, serait mon affaire… où le trouver ? Allons à la recherche d’un château ; allons ! » Il sauta en bas du lit, et il s’élança bientôt sur la route de Versailles, plein d’impatience et d’espoir.

À droite et à gauche du chemin, il apercevait à profusion de superbes étendues de terrain, veloutées de gazon, lançant des fusées d’eau limpides vers le ciel, et portant sur leur socle des châteaux ciselés comme des pièces d’orfèvrerie florentine ; mais on ne voyait pas alors, ainsi que de nos jours, les grandes propriétés traînées à l’encan judiciaire. La terre de famille restait dans la famille, comme celle-ci restait sur le sol. Rien ne changeait de place, rien ne bougeait. Le portrait de l’aïeul ne quittait pas plus le mur que les bijoux de l’aïeule ne quittaient la maison. Belle et touchante immobilité ! car, lorsque la vie et la résidence sont ainsi prises au sérieux, les sentimens s’y conforment. Croire, aimer, promettre, deviennent des choses sérieuses. Bouret sonna vainement à toutes les grilles de châteaux entre Paris et Versailles ; aucun n’était à vendre. À peine rencontra-t-il plus loin, mais trop loin de la route, des propriétés d’une certaine étendue. Il renonçait d’ailleurs bien vite à s’en rendre acquéreur en voyant les médiocres proportions des bâtimens, pauvres habitations de gentillâtres