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bonnes graces de son auditoire, et la satisfaction de lui-même qui éclatait sur son visage. Ce tableau trop peu grave est cependant instructif ; il montre par quelles faiblesses antipathiques au caractère allemand M. Schlegel s’était aliéné les esprits. Ces travers augmentèrent avec le temps. On demandait un jour à M. Schlegel quels étaient les écrivains contemporains dont le style pouvait servir de modèle ; il répondit : Tieck et moi. Quand il se reportait aux derniers temps de l’empire, il aimait à s’exagérer la part qu’il avait pu mériter dans les persécutions dirigées contre Mme de Staël, et allait jusqu’à supposer entre l’empereur et lui une animosité personnelle. Nous relevons ces traits à regret et dans la crainte d’être accusé d’infidélité, si nous négligions un côté trop saillant, nécessaire pour compléter la ressemblance. Ce ne sont pas là les souvenirs qui doivent rester de cette vaste intelligence et de cette prodigieuse activité[1]. M. Schlegel appartient à la famille des critiques tels que Lessing, Winckelmann, Frédéric Wolf, qui ont fait germer dans le monde des idées nouvelles et ont attaché leur nom à de grandes théories. Utiles auxiliaires du génie, eux seuls nous en révèlent toute la puissance. A leur tour, ils méritent de fixer l’attention de la critique et de reparaître au premier rang. Par l’assemblage de ses rares qualités, M. Schlegel combla presque l’intervalle qui sépare la faculté de produire de l’art de juger. S’il ne fut dans ses poésies originales qu’un très habile versificateur, il fut poète dans ses traductions ; il fut poète surtout quand il fit passer dans ses écrits ou dans ses improvisations l’admiration qu’il sentait pour ces divins génies, Sophocle, Dante, Shakspeare, toutes les fois que l’enthousiasme, suivant la magnifique image de Platon, attacha à son ame les ailes qui nous transportent dans des sphères plus élevées. A l’époque la plus brillante de la littérature allemande, il eut une action décisive sur le goût public ; les esprits même les plus originaux ne purent se soustraire tout-à-fait à l’empire de sa raison, et cet ascendant ne se

  1. On peut se faire une idée de cette activité en lisant la liste des écrits de M. Schlegel publiée récemment par M. le jurisconsulte Boecking, qui donne en ce moment ses soins à une édition complète des œuvres du célèbre critique. Les titres seuls remplissent dix-huit pages d’impression. — Des lettres dues à l’obligeance de M. Boecking et de M. L. Lersch nous autorisent à démentir la nouvelle répandue par le Journal des Débats que M. Schlegel aurait laissé de volumineux mémoires écrits en français. On a trouvé dans ses papiers des pièces de vers français, parmi lesquels un grand nombre d’épigrammes dont on se promet en Allemagne beaucoup de scandale, et dont, pour de tout autres motifs, nous redoutons un peu la publication.