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leur qualité ou leur savoir. Quand des voyageurs de nations différentes se trouvaient réunis auprès de lui, il mettait une sorte de coquetterie à parler à chacun sa langue, de manière à faire illusion à tout le monde. Sa conversation, animée par les souvenirs de sa longue carrière, offrait un grand intérêt. On eût pu seulement désirer en lui des préoccupations moins personnelles et des ménagemens plus délicats. Ses questions portaient souvent sur la France ; il y songeait plus qu’il n’eût voulu le laisser voir. Tout ce qui tenait à notre gouvernement excitait vivement sa curiosité sans lui inspirer beaucoup de confiance. Il avait souvent réclamé l’indépendance de la pensée, et dans de graves circonstances il avait fait ses preuves contre la tyrannie, mais il ne craignait pas moins les écarts de la liberté qu’il ne haïssait le despotisme, et s’en remettait avec confiance au régime paternel des gouvernemens absolus. Jusque dans ses dernières années, la variété de ses travaux était pour lui un délassement ; il avait conservé cette vigueur du corps qui tient à l’état de l’esprit. Il vient de mourir à l’âge de soixante-dix-huit ans, laissant encore des travaux incomplets ; mais, quoiqu’il se soit accusé d’avoir entrepris beaucoup et achevé peu de choses, en jetant un dernier regard sur sa vie, il a pu se rendre le témoignage qu’il y en a eu peu de mieux remplies.

D’où vient donc que sa mort ait fait si peu de sensation, et que déjà ses dernières années se soient écoulées au milieu de l’indifférence publique ? C’est, il est vrai, le danger auquel sont exposés les hommes dont la vie se prolonge après que leur rôle est fini, qui restent spectateurs des évènemens et se renferment dans leurs souvenirs ; mais des raisons générales ne suffiraient pas à expliquer le changement qui se fit dans l’existence de M. Schlegel : il fallut que lui-même y aidât par les défauts de son caractère. Dans la première partie de sa vie, il s’était plus fait craindre qu’aimer. Quand il cessa d’être redoutable, on ne se sentit pas attiré vers lui, et rien ne le protégea plus, pas même son âge, que le tour de son esprit faisait trop souvent oublier. Il avait indisposé beaucoup de monde par des prétentions de toute espèce et par les formes naïves qu’affectait sa vanité. M. Gustave Kühne a écrit récemment un article sur M. Schlegel dans la Gazette d’Augsbourg[1]. Avant d’entrer dans une appréciation sérieuse, il a cru devoir égayer ses lecteurs par une représentation comique de la première leçon que M. Schlegel fit à Berlin en 1827. Il a dépeint le costume, l’attitude, les gestes du professeur cherchant à captiver les

  1. Monatblatter sur Erganzung der Allgemeinen Zeitung, août 1845.