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admire les anciens, mais il aime Shakspeare. A part l’affinité qui unit le traducteur au poète, M. Schlegel aime Shakspeare pour les services qu’il en a reçus, et, si je puis ainsi parler, pour ceux qu’il lui a rendus. Shakspeare a aidé à la renommée de M. Schlegel, M. Schlegel a relevé et répandu la gloire de Shakspeare. Avant lui, en France, l’opinion flottait encore entre les palinodies de Voltaire, qui usait en despote de sa royauté littéraire pour donner et reprendre la gloire. M. Schlegel posa nettement en présence le système de Voltaire et celui de Shakspeare. Il s’attacha surtout à repousser le reproche de barbarie si souvent fait au grand tragique ; il montra le siècle d’Élisabeth parvenu à un haut degré de culture, et le poète qui en fut l’honneur doué au moins de cette instruction qui, à défaut de connaissances précises, suffit à donner l’intelligence de toutes choses. Puis il peignit ce sentiment si vrai de l’histoire, alors même que le poète en néglige ou en confond les détails, l’art de rendre le merveilleux naturel, celui surtout de trahir les émotions secrètes de l’ame par des symptômes involontaires et les signes les plus fugitifs, de montrer par quels artifices la passion s’insinue dans le cœur à l’insu même de celui qui l’éprouve, enfin la faculté de toucher toutes les cordes à la fois, de faire entendre tour à tour les éclats de la colère ou du désespoir, les sarcasmes d’une impitoyable ironie et les accens les plus doux et les plus naïfs.


« On a vu de nos jours, dit M. Schlegel, des tragédies dont la catastrophe consistait dans l’évanouissement d’une princesse. Si Shakspeare donna dans l’extrême opposé, ce sont des défauts sublimes qui naissent de la plénitude d’une force gigantesque. Ce Titan de la tragédie attaque le ciel et menace de déraciner le monde. Plus terrible qu’Eschyle, nos cheveux se hérissent et notre sang se glace en l’écoutant, et néanmoins il possède le charme séducteur d’une poésie aimable ; il se joue gracieusement avec l’amour, et ses morceaux lyriques ressemblent à des soupirs doucement exhalés de l’ame. Il réunit ce qu’il y a de plus profond et de plus élevé dans l’existence. Les qualités les plus étrangères et en apparence les plus opposées semblent liées l’une à l’autre lorsqu’il les possède. Le monde de la nature et celui des esprits ont mis leurs trésors à ses pieds. C’est un demi-dieu par la force, un prophète par la profondeur de sa vue, un génie tutélaire qui plane sur l’humanité et s’abaisse cependant jusqu’à elle avec la grace naïve et l’ingénuité de l’enfance. »


Les Anglais reconnaissaient déjà que les traductions de M. Schlegel leur avaient révélé des effets inconnus. Ses éloges, sans excepter les remarques de Samuel Johnson et de lady Montaigu, sont ceux qui répondent le mieux à leur orgueil national. Il est vrai de dire même