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Racine nous conduit aux derniers excès de la passion, sans que jamais le sens moral soit péniblement affecté, sans que l’on puisse reconnaître quand la faiblesse devient un crime. A force de contempler Hippolyte, les sens de Phèdre se soulèvent, l’image du père se mêle devant ses yeux avec celle du fils, et de là naît cette admirable confusion de souvenirs et de langage qui trahit trop clairement un coupable amour. Phèdre cependant, rappelée à elle-même par une exclamation d’Hippolyte, veut un instant lui donner le change ; mais elle sent qu’elle ne peut soutenir un tel personnage, et, sans plus d’excuses ni de détours, elle laisse déborder toute son ame. Dès ce moment, les bornes de la pudeur sont passées ; malgré elle, l’espoir est entré dans son cœur. Loin de repousser les suggestions d’OEnone, c’est elle maintenant qui les appelle. — Thésée revient, et Phèdre, incertaine encore, l’aborde avec des paroles ambiguës qui peuvent être une accusation aussi bien qu’un aveu, mais dont l’équivoque naturelle est l’effet de ses hésitations plus que de ses calculs. Sa mort du moins sera une expiation. Elle n’attend pas même ce moment suprême ; elle va révéler tout à Thésée ; un mot l’arrête… Hippolyte aime Aricie, et alors éclate cette admirable scène de jalousie qui suffit à excuser les faiblesses du héros, puisqu’elle n’était pas possible sans cela. Les transports et les fureurs de Phèdre sont conformes au développement de la passion dans l’antiquité. Tout ce que lui inspire la violence de son amour repoussé, Didon ou Médée eussent pu le dire ; mais ce qui n’appartient qu’à elle, ce sont les retours à des émotions plus douces, ce sont ces délicatesses de sentiment qui font un mérite des faiblesses et qui donnent au crime même le charme de la vertu. Grace à ce mélange de l’ame et des sens, Phèdre est l’exemple de la passion la plus déréglée et la plus touchante. Pour qu’un poète pût concevoir un tel caractère, il fallait que le christianisme eût purifié l’amour et fait un devoir de cette observation intérieure qui ne laisse échapper aucun secret mouvement. Phèdre est à la fois la païenne sensuelle et la pécheresse repentante. Il n’y a pas lieu à choisir ici entre l’art antique et l’art moderne ; elle résume en elle toutes les inspirations dont s’est tour à tour animée la poésie, la religion de la nature et celle du cœur.

Si M. Schlegel eût fait ressortir les beautés de ce rôle avec l’enthousiasme qu’il sait si bien sentir et exprimer, il. eût eu le droit de dire que la confidente OEnone remplace avec désavantage la nourrice de Phèdre, que Théramène, encourageant l’amour naissant de son élève, fait regretter le vieillard de la tragédie grecque, qui parle du moins au nom de Vénus irritée. Il eût pu blâmer le ton trop solennel du