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a composé un tissu de mensonges ingénieux. Que sera-ce, si l’on est en droit de soupçonner l’équité de l’écrivain, si son parallèle n’est qu’un long plaidoyer ou plutôt un réquisitoire dans lequel perce la joie maligne du triomphe, si depuis l’on a pu observer que l’auteur se complaît dans ce souvenir et y revient avec une satisfaction que n’inspire pas habituellement le seul intérêt de la justice ! A quoi sert d’ailleurs d’opposer sans cesse Homère à Virgile, Démosthène à Cicéron, Euripide à Racine, si ce n’est à attacher à l’un d’eux une idée d’infériorité qui trouble le plaisir qu’il nous cause ? Pourquoi tourner à blâme pour les uns les éloges que nous donnons aux autres ? Est-il bien nécessaire de choisir entre deux jouissances que nous pouvons goûter également ? Nos admirations ne sont ni trop nombreuses ni trop naïves ; nous pouvons nous y laisser aller sans crainte.

Dans la pièce grecque, Hippolyte entre sur la scène suivi d’un chœur de chasseurs ; il dépose sur l’autel de Diane une couronne tressée dans une prairie vierge que n’a jamais effleurée le pied des troupeaux ni le tranchant de la faucille. Seule, au printemps, l’abeille y voltige ; la Pudeur l’arrose d’une eau pure. « O ma maîtresse chérie, dit-il, reçois de mes mains pieuses ce lien pour ta chevelure dorée ; car, seul entre tous les mortels, j’ai le privilège de vivre et de converser avec toi ; j’entends ta voix sans voir ton visage. Puissé-je finir ma vie comme je l’ai commencée ! » Mais Hippolyte, par le culte assidu qu’il rend à Diane, a outragé Vénus, et elle a juré de se venger. En vain un vieux serviteur l’engage à apaiser la déesse ; Hippolyte répond qu’il est pur et l’adore de loin : il n’aime pas les divinités qu’il faut honorer dans les ténèbres. Le vieillard insiste ; Hippolyte l’interrompt brusquement

Allez, mes amis, rentrez dans la maison ; il est agréable, au retour de la chasse, de trouver la table bien garnie. Il faut aussi prendre soin des chevaux, afin que, lorsque je serai rassasié, je les attelle à mon char et les exerce comme il faut. Pour ta Vénus, je lui souhaite toutes sortes de prospérités. »

C’est là un magnifique début, et, tant qu’Hippolyte ne se livre pas, comme un élève des philosophes, à ses longues déclamations contre les femmes, il y a dans cette plénitude de jeunesse et de force, dans cette insensibilité adoucie par un commerce intime avec Diane, quelque chose d’étrange et de charmant. Nous sommes surpris de nous sentir émus par des moyens si nouveaux ; rarement même les anciens ont montré sur le théâtre ces figures calmes et sereines qui sont peut-être mieux encore dans les convenances de l’épopée, où l’action est moins rapide, où l’on a plus le temps de s’arrêter à les contempler.