Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au clergé que, tant qu’il ne se convertira pas au christianisme social, il compromettra de la manière la plus grave la foi catholique. Ce n’est pas avec M. Bordas-Demoulin que nous voulons agiter la question du christianisme social, car nous apercevons M. de Lamennais, qui s’avance avec un Évangile à la main, Évangile auquel il vient d’ajouter un petit commentaire. Prenons donc ici congé de M. Demoulin, en nous résumant sur la valeur de ses écrits. L’accent de conviction qui les anime toujours, le talent de style qui les distingue souvent, commandent l’estime ; toutefois ni cette sincérité, ni cette distinction littéraire, ne suffisent pour conquérir à M. Demoulin le rang souverain qu’il ambitionne. M. Bordas-Demoulin veut absolument être considéré comme un métaphysicien rénovateur : c’est très bien ; mais qu’il envisage un peu lui-même sa situation, il reconnaîtra qu’au moment où il se déclare contre l’éclectisme, il en fait lui-même, car il amalgame à sa façon Platon, Descartes et Malebranche. M. Bordas-Demoulin se proclame philosophe chrétien, c’est au mieux ; seulement, lorsqu’il parle du clergé en termes violens, lorsqu’il se met à prêcher le christianisme social, il fait cause commune avec les écoles socialistes, il tient le même langage que M. de Lamennais, que cependant il accuse hautement de panthéisme. Dans tout cela, nous ne trouvons rien de bien original. M. Bordas-Demoulin s’est-il bien rendu compte de tous les élémens de sa pensée ? A-t-il bien mesuré ses forces, sondé ses reins ? Il est légitime d’entreprendre de prouver aux autres toute la puissance dont on se croit doué : on a le droit de remplir tout son mérite, comme on disait au XVIIe siècle, mais il ne faut pas le dépasser.

Le christianisme s’est établi par la parole, et il est presque récent, si on le compare aux religions qui l’ont précédé, et dont l’origine se perd dans les obscurités de l’histoire primitive du genre humain. Jésus n’a point écrit, mais il a parlé, il a enseigné. Ses paroles furent recueillies, interprétées, et il y eut une grande variété dans ces relations, dans ces commentaires. Cette variété nous est attestée par saint Luc, au début de son Évangile : « Comme beaucoup de personnes, πολλοί, ont entrepris d’écrire l’histoire des choses qui ont été accomplies parmi nous, je veux aussi, mon cher Théophile, après m’être exactement informé de tous ces faits, vous en développer la suite… » Cette multiplicité de relations[1] était tout ensemble la cause et l’effet d’une

  1. Voyez, pour les fragmens des évangiles apocryphes, les collections de Grabe et de Fabricius.