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quand il exalte Richardson et Sedaine, on sent un métaphysicien, un moraliste qui demande les causes de son admiration et de son blâme à de profondes études sur l’ame humaine.

C’est ce que comprit vite l’Allemagne, et le génie philosophique de Diderot, s’il ne créa pas Lessing, du moins l’excita puissamment. Entre ces deux hommes que d’analogies intéressantes ! Qui ressemble plus à Diderot que l’auteur du Laocoon et d'Émilia Galotti ? Sur ce point, au surplus, nous n’en sommes point réduits aux conjectures. Lorsque Lessing, à Hambourg, écrivit la Dramaturgie, on eût pu croire souvent que c’était Diderot qui tenait la plume, si l’on n’eût pas parfois rencontré son autorité invoquée, et son mérite noblement reconnu. Ainsi le pays de Boileau, de Rollin, de Le Batteux, avait aussi l’honneur de l’innovation dans la critique : il n’est pas rare à notre nation de se contredire pour se compléter. Parfois la même époque, les mêmes hommes traversent, en philosophie, en politique, les points de vue les plus opposés pour saisir l’ensemble. Cependant tous ces mouvemens amènent des résultats dont profitent les autres peuples. Avec un peu de justice, le monde conviendra que la légèreté française est bonne à quelque chose.

Au moment où Lessing disparaissait, une philosophie nouvelle pointait en Allemagne. A travers les phases diverses que depuis un demi-siècle cette philosophie a parcourues, elle a eu l’ambition de tout expliquer, de tout régler, soit qu’avec Kant et Fichte elle rapportât tout à l’homme, soit qu’avec Schelling et Hegel elle vît dans l’univers et dans l’histoire comme une éclatante expansion de l’unité divine. Aussi nous lui devons de fortes et brillantes théories sur les diverses applications de l’activité humaine, notamment sur le droit et sur l’art. Ici nous sommes dans la partie spéculative de la critique philosophique ; ici les abstractions règnent, et la puissance métaphysique qui les enchaîne condescend rarement à appeler les faits en témoignage de la vérité des principes qu’elle établit.

C’est sans doute pour l’esprit un noble emploi de ses facultés que la contemplation des idées les plus générales considérées en elles-mêmes et isolées des faits qui souvent ne les traduisent qu’en les défigurant. Toutefois cet emploi ne convient qu’à un petit nombre d’intelligences ; en outre, il finirait par être stérile, si d’autres esprits n’entreprenaient d’éclairer la pratique au flambeau de ces mêmes idées. La médecine, rédigée en aphorismes sous la plume d’un Boërhaave, ou érigée en système par Brown, par Broussais, plait à notre raison comme une belle théorie, mais elle ne peut prouver sa puissance