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à laquelle il renonça dix-sept mois après. Le souvenir de ces deux abjurations si brusques et si rapprochées lui inspira pour tout dogmatisme un invincible éloignement. Désormais Bayle ne se passionna ni pour Rome ni pour Genève ; il n’afficha de préférence pour aucun philosophe, il fut le plus ingénieux des sceptiques, et aussi le plus docte, car, s’il doutait de tout, c’était après avoir tout approfondi.

Ce que Bayle redoutait si fort, ce que notre siècle semble ne plus comprendre, la passion dans les choses de la pensée, Voltaire l’eut au plus haut point. Il imprima à la critique philosophique une animation qu’avant lui on ne connaissait pas : voilà son originalité. D’autres, sans même invoquer Aristote et Leibnitz, eurent un esprit non moins universel. Ce n’est pas comme adversaire du christianisme que Voltaire est nouveau ; Celse, Porphyre, Julien, l’empereur Frédéric II, Spinoza, lui ont enlevé sur ce point la gloire de l’initiative. Par quel endroit a-t-il donc été si puissant ? Par la conviction ardente dont il était pénétré et qu’il savait faire passer dans l’ame des autres. Art, littérature, histoire, philosophie, religion, sur tous ces sujets Voltaire a des opinions, des préférences, des jugemens, des théories qu’il ne sacrifiera à aucun intérêt. Sans doute il ne s’est pas refusé, dans sa longue et militante carrière, les ressources de la tactique et les finesses d’une adroite diplomatie. Seulement il mettait cette habileté au service de ses passions littéraires et philosophiques. C’était pour elles qu’il voulait triompher, et non pas sans elles. Aujourd’hui ce n’est plus cela ; nous avons de grands poètes qui se moquent presque de la poésie, du moins ils congédient la Muse et lui ferment sur le nez la porte des deux chambres. Tout ce qui peut devenir un embarras dans la poursuite du but qu’on veut atteindre est prudemment écarté ; on jette à la mer ce dont on se faisait gloire dans d’autres temps. Enfin l’écrivain semble préoccupé surtout de ce qui peut être utile à lui-même. Il est un contemporain de Voltaire, un autre grand critique, auquel ces dispositions de notre temps arracheraient, s’il en pouvait être témoin, des exclamations pathétiques. En face de tant de calculs, quelle ne serait pas la colère de Diderot, lui qui servait avec tant de vivacité toutes les causes qu’il trouvait justes, et dont l’impétuosité effrayait jusqu’à Voltaire ! Tête encyclopédique, ame de feu, Diderot embrassa tout, les sciences, la connaissance théorique des arts, des métiers, les lettres, la philosophie. Dans le drame et le roman, il fut novateur, et il se montra original dans la critique philosophique, surtout par les applications qu’il en sut faire. Quand il critique les mauvais peintres de son époque, quand il loue un petit nombre de tableaux que nous goûtons encore,