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dire, involontaires, où l’irrésolution des manœuvres et l’indécision des capitaines, ignorans de la pensée du chef, ne peuvent aboutir qu’à un affreux désastre. L’histoire de notre marine est pleine de fautes semblables. On verra, au contraire, au début de la guerre de 1778, l’amiral Keppel ne point craindre d’engager sa responsabilité et d’affronter l’irritation du peuple anglais pour sauver, par une retraite opportune, la flotte de la Manche. Que de fois nous avons eu à regretter que nos officiers-généraux n’aient point eu cette vigueur de caractère, que, pressés par des circonstances difficiles, ils n’aient point su mettre un terme à leurs hésitations en abordant franchement l’ennemi ou en se retirant devant lui, comme le fit Keppel, quand il en était temps encore ! Mais cette fermeté d’esprit n’appartient pas toujours aux hommes les plus intrépides sur le champ de bataille, et nos amiraux, plus soucieux de leur réputation que de la fortune du pays, ont rarement possédé cette vertu qui fait les grands citoyens et qui consiste à braver au besoin l’opinion publique pour accomplir son devoir, vertu non moins nécessaire au commandant d’une armée qu’à l’homme d’état qui préside aux destinées d’un empire, et que, dans notre nouveau langage, nous avons appelée courage politique.

Quelque fâcheux que pût être l’effet produit par la défaite du comte de Grasse et par la levée du siège de Gibraltar, qu’avaient inutilement entrepris les armées alliées, nous avions cependant obtenu de trop grands succès dans cette guerre, qui immortalisa les noms des comtes d’Estaing et de Guichen, de Ducouédic et de La Mothe-Piquet, et où Suffren se fit une place à part, pour n’être point en droit d’exiger une paix honorable. Aussi cette nouvelle période, commencée par l’insurrection des provinces américaines et terminée par leur entier affranchissement du joug de la Grande-Bretagne, eut pour la France, outre ce grand évènement, d’avantageux résultats que M. le comte de La Peyrouse a soin d’enregistrer. « La France acquit en toute propriété les îles de Saint-Pierre et Miquelon à Terre-Neuve, et celles de Sainte-Lucie et Tabago aux Antilles. Aux Indes orientales, elle rentra en possession de Pondichéry, de Karikal, et de tous ses établissemens dans le Bengale et sur la côte d’Orixa. D’autres concessions importantes lui furent faites à l’égard de son commerce ; elle consacra les droits des neutres, et obtint enfin l’annulation des honteuses stipulations dont le port de Dunkerque avait été l’objet. » Glorieuse époque, qui venait de fonder le principe de la liberté des mers, et qui contenait dans ses flancs toute une génération héroïque destinée à répandre dans le monde entier le germe fécond de la liberté civile et religieuse !

Cette époque avait derrière elle de grands désastres maritimes. Une suprématie redoutable s’était établie par nos revers, affermie par notre apathie et notre négligence. Nos vaisseaux étaient détruits, nos arsenaux déserts et sans approvisionnemens, l’esprit public découragé par de tristes souvenirs. Grace aux efforts d’une administration habile et prévoyante, une marine glorieuse est sortie de ces ruines, et elle a consolidé l’existence d’un grand peuple. Quel enseignement pourrait être plus fécond pour nous ! En 1778, la France n’avait point réparé ses pertes ni restauré ses finances, comme elle l’a fait aujourd’hui, et si, de nos jours, elle voulait avoir une marine avec l’énergie que sut alors montrer Louis XVI, elle ne rencontrerait point dans la pénurie du trésor ces obstacles qui faillirent paralyser