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nation serbe du nord au sud, et qui n’admettent pas de population slavone entre le Danube et la Grèce avant l’ère chrétienne ; je me convainquis bientôt du peu de valeur des raisons qu’ils allèguent à l’appui de leurs théories historiques. Les traditions populaires vinrent ajouter leurs poétiques inductions aux preuves que je venais d’obtenir. Quantité de mythes grecs ne s’expliquent bien que par les mœurs slaves. Les chants héroïques les plus anciens de l’Illyrie s’accordent à regarder comme Slaves les Illyriens d’avant Jésus-Christ. Les antiquités du pays m’offrirent de nombreux vestiges de la lutte acharnée des Slaves contre Philippe et Alexandre-le-Grand dans le nord de la Macédoine, et sur l’Adriatique contre les flottes des Romains. Les Croates enfin me montrèrent, cachée dans un vallon de la Zagorie, la ruine barbare de Krapina, avec sa légende des trois frères Tchek, Lekh et Rouss, qui, pour fuir le joug de Rome, émigrèrent au-delà du Danube, et devinrent les pères des trois grands peuples, bohème, polonais et russe. Voilà comment j’ai été conduit à reconnaître que les Slaves ne viennent pas du nord, mais que leur berceau est dans le midi, près du berceau des Pélages.

Sans doute, la Providence semble avoir donné pour toujours à cette race de pâtres et de laboureurs la steppe sans bornes, afin qu’ils y moissonnent le blé de leurs repas et le fourrage pour leurs troupeaux ; mais ce champ héréditaire de la grande famille slave est nu ; il est ouvert à toutes les invasions. Ni la Pologne ni la Russie ne nous offrent aucune de ces chaînes de montagnes stratégiquement inattaquables, et où les nations vaincues peuvent se retrancher pour des siècles en attendant de meilleurs jours. Le Caucase, vous le savez, n’est pas slave ; loin de protéger la steppe, il n’a pas cessé, depuis le commencement du monde, d’y lancer la dévastation. Où sera donc le château fort, le refuge national de cette race de colons répandus dans toute la partie basse du globe, qui, comme un océan à sec, s’étend de la Chine à la Russie ? Quelle digue les défendra contre de nouvelles inondations d’hommes et contre l’attaque des idées étrangères à leur génie ? Je ne connais pas, pour la race et pour le génie slave, de meilleur rempart que la double chaîne d’Alpes habitées par les Illyriens et traversées par le Danube.

Le fleuve indompté qui fut d’abord la limite du monde habitable, qui sépara ensuite, durant deux mille ans, l’homme de la tente et l’homme de la cité, ce fleuve ne permit jamais ni aux hordes nomades, ni aux conquérans civilisés, d’altérer profondément la physionomie de ses rives. Après avoir, pendant tant de siècles, roulé les débris des armées romaines et les trésors pillés de Byzance, après avoir vu le naufrage de vingt empereurs depuis les Hohenstaufen jusqu’aux rivaux de Napoléon, le fleuve d’Illyrie continue de rugir au milieu des ruines. Les belliqueuses tribus campées sur ces rivages paraissent toujours prêtes, comme au temps d’Attila, à s’élancer sur leurs ennemis. Il est vrai que le Danube semble enfin vouloir adoucir sa voix tonnante, et murmurer aux oreilles des peuples qui boivent ses ondes les mots de paix et de fraternité. Il est vrai que pour la première fois on peut en sécurité le suivre dans tout son cours, remonter ses affluens jusqu’aux gorges