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vie. Mudarra arrive auprès de Zaïde, à l’Albaida, les mains teintes encore du sang de Giaffar : « Lève-toi, jeune homme, s’écrie alors le vieillard, ton bras innocent a été le ministre des colères célestes… tu as noblement commencé tes vengeances… le moment de la révélation est venu pour toi !… » Zaïde entraîne Mudarra dans un jardin ; il lui raconte cette sombre histoire des infans de Lara, que l’auteur a trouvée éparse dans le Romancero.

Aucun détail ne manque à cette horrible tragédie. Vingt ans avant le moment où parle Zaïde, qui a été l’ami de la famille Lara et a connu tous ses malheurs, les sept infans avaient éveillé la haine de doña Lambra, épouse de Ruy Velasquez, leur oncle et favori du comte souverain de Castille. Dès-lors cette haine s’appesantit sur eux avec fureur. Doña Lambra jure leur perte et anime la colère de son époux. C’est d’abord le père, Gonzalo Gustios, qui, sous l’apparence d’une mission de paix et d’honneur, est envoyé à Cordoue. Ruy Velasquez met de moitié dans sa vengeance Giaffar, ministre du calife, qui garde encore le ressentiment d’une défaite que lui a fait subir la valeur de Lara, et Gonzalo est retenu, puis plongé dans un cachot sous un vain prétexte. Ses fils, les sept infans, saisis d’une belliqueuse ardeur, prennent les armes pour aller le délivrer, et, par l’effet de la même vengeance concertée entre Ruy Velasquez et Giaffar, ils tombent dans une embuscade. Giaffar jette leurs sept têtes en pâture à l’affreux désespoir de Gonzalo enchaîné. Il lui montre ces faces souillées, sanglantes, défigurées, mais reconnaissables encore pour l’œil d’un père, et Gonzalo, stupide de désolation, appelle vainement ses fils : Diego ! Martin ! Fernando ! Suero ! Enrico ! Veremundo ! Gonzalo ! Voilà l’effroyable présent que Giaffar fait à son prisonnier avant de le remettre à Ruy Velasquez, qui l’enferme à son tour dans le château de Lerma. Toutefois, avant cette péripétie, dans sa captivité même, Gonzalo avait eu un instant d’oubli et de bonheur : une noble jeune fille, la belle Zahira, séduite par son infortune, avait pénétré jusqu’à lui dans son cachot ; ils s’étaient aimés, et bientôt le fruit de cet amour avait germé dans le sein de la jeune Arabe. Ce fruit, c’est Mudarra. — Qu’on se figure le jeune Maure instruit tout à coup d’un tel passé, à l’heure où ses mains fument encore du sang de ce même Giaffar, qui fut le persécuteur de son père, le meurtrier de ses frères ! Qu’on imagine l’évocation de tels souvenirs faite par un vieillard sous la voûte du ciel, à la lueur vacillante des étoiles, témoins impassibles de toutes les catastrophes humaines, et tandis que le vent de la nuit fait frissonner le feuillage noirâtre de sept cyprès plantés en mémoire des sept infans !