Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/334

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

humaine. Le Grec ou le Romain était homme avant tout. De la sorte, le XVIIe siècle a pu arriver à créer un art qui a eu sans doute ses imperfections, mais qui avait aussi les élémens d’une beauté et d’une grandeur immortelles, en dehors même des souverains mérites du style. Si, au contraire, on ne va fouiller dans le passé que pour pouvoir jeter dans la balance des partis un évènement dont la ressemblance avec le présent crée quelque mirage éblouissant et trompeur ; si la vérité historique et la vérité humaine sont chassées en même temps de la poésie pour faire place à la peinture de ce qu’il y a de plus incertain et de plus mobile, des passions politiques, que peut-il rester à une œuvre ? L’intérêt qui l’a pu faire vivre un seul jour est effacé le lendemain par quelque autre intérêt plus pressant et plus direct, et la laisse tomber dans l’oubli. Lanuza n’est point la seule œuvre de ce genre que l’Espagne ait produite. Pendant la guerre de 1808, Quintana et Martinez de la Rosa s’étaient aussi adressés au sentiment surexcité du peuple, le premier dans Pelage, le second dans la Veuve de Padilla. Il faut l’avouer même, Lanuza n’a qu’un mérite inférieur à celui de ces deux ouvrages. — Au demeurant, le but de l’auteur n’était-il pas atteint ? N’avait-il pas voulu faire une œuvre de passion politique plutôt qu’une œuvre d’art, et continuer au théâtre une de ces scènes d’émotion telles qu’on en pouvait voir au congrès, lorsque Galiano, dans sa fougue éloquente, disait qu’à défaut de la victoire, il ne resterait plus à l’Espagne que la servitude, et à eux-mêmes « que le poignard de Caton, l’échafaud de Sidney ou le sort de proscrits errans ? »

La restauration de l’absolutisme de Ferdinand VII produisit en effet ce cruel résultat qu’entrevoyait Galiano. Ce n’est point l’instant de juger la révolution de 1820 et son dénouement précipité, d’en marquer le caractère politique ; mais il y a dans ces crises un côté moral qu’il faut saisir, sans tenir compte des violences, des récriminations, des excès, des brutalités des partis. Dès ce moment, l’Espagne semble pour ainsi dire divisée en deux portions, l’une livrée volontairement, par un fanatisme incurable, à la servitude, ou fixée au sol par la nécessité ; l’autre rejetée au dehors pour son active participation à toutes les tentatives constitutionnelles, pour la fierté de ses idées et de ses désirs. La vie s’extravase en quelque façon. Au-delà des Pyrénées, pendant dix ans, tout essor est comprimé ; le pouvoir royal mêle dans ses actes la bouffonnerie et la terreur, frappe les victimes qui hasardent une espérance, supprime les écoles comme de secrets foyers de corruption, et rend des décrets contre les barbes séditieuses de la