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spiritualiste, le chevaleresque héroïsme des sentimens, l’audace d’une libre et aventureuse fantaisie, dont l’Espagne s’est montrée si prodigue dans son existence même, devaient être, en effet, des alimens naturels pour l’imagination ; mais quand cette sève généreuse fut tarie, quand ces sentimens héroïques furent épuisés, quand les revers vinrent glacer cette ardente et mobile fantaisie, la poésie, à qui l’inquisition avait interdit ces rajeunissemens salutaires produits par le mouvement de la pensée philosophique, n’ayant plus rien à exprimer, se réfugia dans de futiles jeux de parole, dans la recherche, dans l’affectation. Le génie espagnol, enfermé en lui-même, moitié par orgueil, moitié par contrainte, périt par l’abus de ses qualités les plus belles. Primitivement pompeux et fier, il tomba dans l’enflure ; naturellement ingénieux, il se perdit dans de méprisables subtilités : par ces deux routes, il aboutit au culteranisme. La poésie de Gongora est le plus prodigieux effort de l’imagination livrée à elle-même, succombant à ses excès et parant encore sa stérilité, sa misère, de haillons de pourpre et d’or. Sous Charles II, il n’existe plus même un seul poète, un seul écrivain, qui mérite d’être cité. L’élément littéraire a disparu avec la vitalité politique.

C’est d’une telle chute que la Péninsule avait à se relever ; c’est de cette flétrissante corruption que l’art a eu à se guérir, à se purifier, pour retrouver une seconde jeunesse. Était-il un génie plus apte à seconder cette œuvre de réparation que le génie français, si libre et en même temps si sage, si hardi et si pratique, si facile et si mesuré ? Le duc d’Anjou, en traversant les Pyrénées, introduisit en Espagne la pensée littéraire de la France aussi bien que sa pensée politique. Auprès de l’époque qui va de Luis de Léon à Calderon, et qui, entre ces deux dates littéraires, a vu naître et grandir Cervantès, Ercilla, Rioja, Lope de Vega, Moreto, Alarcon, Guillen de Castro, le XVIIIe siècle, il est vrai, n’a encore que de pâles mérites ; tout, au premier abord, est servile imitation, flagrante copie de nos modèles. Luzan, Montiano, Torre-Palma, Porcel, sont les sectateurs inexpérimentés des doctrines de Boileau bien plus que les disciples des vieux maîtres nationaux. L’influence française fut néanmoins incontestablement salutaire pour l’Espagne. Il ne faut pas s’arrêter aux côtés puérils de l’imitation dans les arts, et ne saisir dans un tel mouvement que les ridicules de cette académie du bon goût, sorte d’hôtel de Rambouillet de la comtesse Lemos. L’influence française eut d’autres effets : elle excita vivement l’esprit espagnol, elle lui ouvrit la route du monde moderne, lui apporta le renouvellement moral qui lui avait