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de sa naissance. Lors de la visite qu’Aïssé lui fit à son retour de Bourgogne dans l’automne de 1729, on trouve de délicieux témoignages d’une tendresse à demi étouffée, le cri des entrailles de celle qui n’ose paraître mère. Enfin les tristes années arrivent, les heures du mal croissant et de la séparation suprême. Le chevalier ne se dément pas un moment ; ce sont des inquiétudes si vraies, des agitations si touchantes, que cela fait venir les larmes aux yeux à tous ceux qui en sont témoins. Moins il espère désormais, et plus il donne ; à celle qui voudrait le modérer et qui trouve encore un sourire pour lui dire que c’est trop, il semble répondre comme dans Adélaïde du Guesclin :

C’est moi qui te dois tout, puisque c’est moi qui t’aime !


« Il faut pourtant que je vous dise que rien n’approche de l’état de douleur et de crainte où l’on est : cela vous ferait pitié ; tout le monde en est si touché, que l’on n’est occupé qu’à le rassurer. Il croit qu’à force de libéralités, il rachètera ma vie ; il en donne à toute la maison, jusqu’à ma vache, à qui il a acheté du foin ; il donne à l’un de quoi faire apprendre un métier à son enfant ; à l’autre, pour avoir des palatines et des rubans, à tout ce qui se rencontre et se présente devant lui : cela vise quasi à la folie. Quand je lui ai demandé à quoi tout cela était bon, il m’a répondu : « A obliger tout ce qui vous environne à avoir soin de vous. » - C’est assez repasser sur ce que tout le monde a pu lire dans les lettres mêmes. Mlle Aïssé mourut le 13 mars 1733 ; elle fut inhumée à Saint-Roch dans le caveau de la famille Ferriol. Elle approchait de l’âge de quarante ans[1].

La fidèle Sophie, qui est aussi essentielle dans l’histoire de sa maîtresse que l’est la bonne Rondel dans celle de Mlle De Launay, ne tarda pas, pour la mieux pleurer, à entrer dans un couvent.

Mais le chevalier ! sa douleur fut ce qu’on peut imaginer ; il se consacra tout entier à cette tendre mémoire et à la jeune enfant qui désormais la faisait revivre à ses yeux. Dès qu’elle fut en âge, il la retira du couvent de Sens, il l’adopta ouvertement pour sa fille, la dota et la

  1. Nous voulons pourtant rappeler ici en note (ne trouvant pas moyen de le faire autrement) que, dans cette dernière maladie (1732), Voltaire avait envoyé à Mlle Aïssé un ratafiat pour l’estomac, accompagné d’un quatrain galant qui s’est conservé dans ses œuvres. De loin (ô vanité de la douleur même !), tout cela s’ajoute, se mêle, l’angoisse unique et déchirante, l’intérêt aimable et léger ; un trait gracieux de bel-esprit célèbre, et un cœur d’amant qui se brise. Même pour ceux qui ne restent pas indifférens, c’est devoir, dans cet inventaire filial, de tenir compte de tout.