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Ce qui fait le charme de ces lettres, c’est qu’elles sont toutes simples et naturelles, écrites avec abandon et une sincérité parfaite. « Il y règne un ton de mollesse et de grace, et cette vérité de sentiment si difficile à contrefaire[1]. » Je ne les conseillerais pas à de beaux-esprits qui ne prisent que le compliqué, ni aux fastueux qui ne se dressent que pour de grandes choses ; mais les bons esprits, et qui connoissent les entrailles (pour parler comme Aïssé elle-même), y trouveront leur compte, c’est-à-dire de l’agrément et une émotion saine. Voltaire, qui avait eu communication du manuscrit pendant son séjour en Suisse, écrivait à d’Argental (de Lausanne, 12 mars 1758) : « Mon cher ange, je viens de lire un volume de lettres de mademoiselle Aïssé, écrites à une madame Calandrin de Genève. Cette Circassienne était plus naïve qu’une Champenoise. Ce qui me plaît de ses lettres, c’est qu’elle vous aimait comme vous méritez d’être aimé. Elle parle souvent de vous comme j’en parle et comme j’en pense. » La naïveté de Mlle Aïssé n’était pourtant pas si champenoise que le malin veut bien le dire, ce n’était pas la naïveté d’Agnès ; elle savait le mal, elle le voyait partout autour d’elle, elle se reprochait d’y avoir trempé ; mais du moins sa nature généreuse et décente s’en détachait avec aversion, avec ressort. Elle commence par nous raconter des historiettes assez légères, les nouvelles des théâtres, les grandes luttes de la Pellissier et de la Le Maure, la chronique de la Comédie-Italienne et de l’Opéra (son ami d’Argental était très initié parmi ces demoiselles) ; puis viennent de menus tracas de société, les petits scandales, que la bonne Mme de Parabère a été quittée par M. le Premier[2], et qu’on lui donne déjà M. d’Alincourt. C’est une petite gazette courante, comme on en a trop peu en cette première partie du siècle. Mais que de certains éclats surviennent et réveillent en elle une surprise dont elle ne se croyait plus capable, comme le ton s’élève alors ! comme un accent indigné échappe ! « A propos, il y a une vilaine affaire qui fait dresser les cheveux à la tête : elle est trop infâme pour l’écrire ; mais tout ce qui arrive dans cette monarchie annonce bien sa destruction. Que vous êtes sages, vous autres, de maintenir les lois et d’être sévères ! Il s’ensuit de là l’innocence. » N’en déplaise à Voltaire, cette petite champenoise a des pronostics perçans ; et ceci encore, à propos d’un revers de fortune qu’avait éprouvé Mme de Calandrini : « Quelque grands que soient les malheurs du hasard, ceux

  1. Article du Mercure de France, août 1788, page 181.
  2. Le premier écuyer, M. de Beringhen.