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l’apparence. » Un tel langage dans une bouche si sincère, et de la part d’une conscience si droite, n’exclut-il pas toute liaison d’un certain genre avec M. de Ferriol ? Il n’y en a pas trace dans la suite de ces lettres à Mme de Calandrini. Chaque fois qu’Aïssé, dans cette confidence touchante, se reproche ses fautes, ce n’est que par rapport à une seule personne trop chère, et il n’y paraît aucune allusion à une autre faiblesse, plus ou moins volontaire, qui aurait précédé et qu’elle aurait dû considérer, d’après ses idées acquises depuis, comme une mortelle flétrissure. Lorsqu’elle résiste aux instances de mariage que lui fait son passionné chevalier, parmi les raisons qu’elle oppose, on ne voit pas que la pensée d’une telle objection se soit présentée à elle ; elle ne se trouve point digne de lui par la fortune, par la situation, et non point du tout parce qu’elle a été la victime d’un autre. Lorsqu’elle parle de l’ambassadeur défunt, elle le fait en des termes d’affection qui n’impliquent aucun ressentiment, tel qu’un pareil acte aurait dû lui en laisser : « Pour parler de la vie que je mène, et dont vous avez la bonté, écrit-elle à son amie[1], de me demander des détails, je vous dirai que la maîtresse de cette maison est bien plus difficile à vivre que le pauvre ambassadeur. » Parlerait-elle sur ce ton de quelqu’un qui lui rappellerait décidément une faute odieuse, avilissante ? Pourquoi ne pas admettre que ce pauvre ambassadeur, déjà vieux et vaincu du temps, comme dit le poète, finit par se décourager et par devenir bon homme ?

Et en effet, jusqu’à la publication du fragment malencontreux, on avait cru dans la société que, si M. de Ferriol avait eu à un moment quelque dessein sur elle, Mlle Aïssé avait dû à la protection des fils de Mme de Ferriol, et particulièrement à celle de d’Argental, de s’être soustraite aux persécutions de l’oncle. C’était le sentiment des premiers éditeurs, héritiers des traditions et des souvenirs de la famille Calandrini ; personne alors ne le contesta[2]. L’Année littéraire, parlant d’Aïssé au sujet de cette publication, disait : « Elle se fit aimer de tout le monde ; malheureusement tout autour d’elle respirait la volupté. Cette éducation dangereuse ne la séduisit cependant pas au

  1. Lettre IX.
  2. On trouve dans le Journal de Paris, du 28 novembre 1787, une lettre signée Villars qui reproche à l’éditeur d’avoir mêlé à sa publication des anecdotes défavorables à la famille Ferriol ; le témoignage de M. d’Argental, encore vivant, y est invoqué. Cette lettre, écrite dans un intérêt de famille, prouve une seule chose, c’est qu’on était loin de croire alors et qu’on n’avait jamais admis jusque-là qu’Aïssé eût été sacrifiée à l’ambassadeur.