Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eut là, chaque été, bien des marches et des contre-marches de peu de résultat, bien des escarmouches et de petits combats, parmi lesquels, je crois, une victoire. Qui donc s’en soucie aujourd’hui ? Mais le lecteur curieux qui ne veut que son charme ne peut s’empêcher de dire que tout cela a été bon, puisque les Lettres de la Religieuse portugaise en devaient naître.

La tendre anecdote que nous avons à rappeler n’a pas eu la même célébrité ni le même éclat ; elle conserve pourtant sa gracieuse lueur, et ses pages touchantes ont mérité de survivre. A l’époque la moins poétique et la moins idéale du monde, sous la Régence et dans les années qui ont suivi, Mlle Aïssé offre l’image inattendue d’un sentiment fidèle, délicat, naïf et discret, d’un repentir sincère et d’une innocence en quelque sorte retrouvée. Entre ces deux romans si dissemblables, si comparables en plus d’un trait, qui marquent les deux extrémités du siècle, Manon Lescaut, Paul et Virginie, Mlle Aïssé et son passionné chevalier tiennent leur place, et par le vrai, par le naturel attachant de leur affection et de leur langage, ils se peuvent lire dans l’intervalle. Il est intéressant de voir, dans une histoire toute réelle et où la fiction n’a point de part, comment une personne qui semblait destinée par le sort à n’être qu’une adorable Manon Lescaut redevient une Virginie ; il fallait que cette Circassienne, sortie des bazars d’Asie, fût amenée dans ce monde de France pour y relever comme la statue de l’amour fidèle et de la pudeur repentante.

Les lettres de Mlle Aïssé, imprimées pour la première fois en 1787 (à la veille même de Paul et Virginie), ont eu depuis plusieurs éditions ; elles étaient accompagnées dès l’abord de quelques courtes notes dues à la plume de Voltaire, qui les avait parcourues en manuscrit. On les réimprimait dès 1788. En 1805, elles reparurent avec une notice bien touchée de M. de Barante, qui avait recueilli quelques détails dans la société de M. Suard. C’est ainsi encore qu’elles ont été reproduites en 1823. Le style avait subi de petites épurations dans ces éditions successives ; il y avait pourtant dans le texte bien d’autres points plus essentiels, ce me semble, à éclaircir, à corriger : on ne saurait imaginer la négligence avec laquelle presque tous les noms propres, cités chemin faisant dans ces lettres, ont été défigurés ; quelques-uns étaient devenus méconnaissables. De plus, un grand nombre des dates d’envoi sont fautives et incompatibles avec les évènemens dont il est question ; il y a eu des transpositions en certains passages, et tel paragraphe d’une lettre est allé se joindre à une autre dont il ne faisait point d’abord partie. Enfin il est arrivé que des notes plus ou moins exactes,