Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intérieurs, cette foi en l’avenir, qui d’abord l’avaient soutenue, elle tomba dans une tristesse profonde, continuelle, calme pourtant ; ceux qui voyaient le fond de son ame purent comprendre qu’elle ne succomberait pas à sa douleur, mais que, fidèle au souvenir de Gaston, elle le pleurerait toute sa vie. Elle supplia sa mère de ne point songer à son établissement, et annonça l’intention de passer le reste de ses jours à Belveser, avec les deux familles, qu’unissaient maintenant de doubles liens. Personne n’essaya de combattre sa résolution ; seulement, Mlle Irène lui faisait parfois en secret des représentations, et lui disait en levant les yeux au ciel :

— À votre âge, j’étais comme vous, mademoiselle ; ce mot de mariage me faisait frémir… J’ai refusé une quantité innombrable de partis…. eh bien ! à présent, mes répugnances s’évanouissent de jour en jour, et je suis près de me repentir…

Eléonore persista dans l’espèce de vœu qu’elle avait fait ; elle se considérait comme une veuve, la veuve inconsolable de celui qui n’avait jamais entendu de sa bouche l’aveu de son amour.

Il y avait six ans révolus que le cadet de Colobrières était allé s’embarquer à Lorient, et qu’on n’avait reçu de lui ni directement, ni indirectement, aucune nouvelle, lorsque le baron de Colobrières reçut une lettre datée de Londres. Gaston lui mandait simplement qu’après beaucoup de vicissitudes, il revenait des Indes avec une santé altérée par des fatigues et des souffrances excessives, et qu’il rapportait un peu d’argent dont il espérait faire, par le travail, le commencement de sa fortune. Le baron lut cette lettre devant la famille assemblée. Tandis que la baronne et ses filles pleuraient de joie et rendaient grâce au ciel, Éléonore alla vers Jacques Maragnon, et dit en le regardant fixement : — Mon oncle !…

Il la comprit ; il comprit qu’il devait réparer les malheurs qu’il avait involontairement causés en envoyant à l’autre bout du monde le cadet de Colobrières, et, prenant la main de sa nièce, il lui répondit : — Je porterai moi-même la réponse du baron ; dans vingt jours au plus tard, Gaston de Colobrières sera ici.

— Vous savez ce que vous aurez à lui dire, mon oncle ? ajouta Éléonore.

— Parbleu ! répliqua le gros bonhomme, je lui remettrai la lettre de faire part du mariage de sa sœur avec Dominique. C’est une nouvelle un peu vieille déjà, mais elle ne lui en fera pas moins beaucoup de plaisir.