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l’allée, et demeurèrent un instant silencieuses, les mains unies et serrées dans une mutuelle étreinte, les larmes aux yeux. Mlle de Colobrières était en proie à cette joie fatale qui s’empare de notre ame, lorsque de nouvelles agitations succèdent à ces douleurs mornes, indolentes, dans lesquelles nos facultés se sont long-temps engourdies. La pauvre fille sentait ses souvenirs se raviver ; la présence d’Éléonore lui rendait les ardentes émotions, les souffrances, les félicités de cette époque si courte et si regrettée, qui semblait remplir tout le passé, et comptait seule dans sa vie.

— Oh ! ma chère Éléonore, dit-elle enfin, quelle preuve de votre amitié vous me donnez en venant vous enfermer avec moi dans cette retraite, en acceptant les privations, les obligations étroites, les austérités perpétuelles auxquelles l’on est soumis ici !…

— Ce sacrifice n’est pas si grand que vous le pensez, répondit Mlle Maragnon ; plût au ciel qu’il me fût permis de le continuer toute ma vie !

— Vous voudriez prendre le voile ! s’écria Mlle de Colobrières ; ah ! vous ne savez pas ce qu’il en coûte pour renoncer aux joies comme aux peines de ce monde !… Il faut être une prédestinée, une sainte, ou ne plus entrevoir que des afflictions sur la terre pour venir s’enfermer ici.

— Il n’y a plus pour moi dans cette vie aucun espoir de bonheur, dit la jeune fille avec un soupir profond, et j’ai déjà souffert de grandes peines.

— Vous, Éléonore ! s’écria Mlle de Colobrières en considérant d’un air surpris, presque incrédule, ce frais visage, ces yeux brillans et doux, cette bouche souriante qui venait de proférer de si tristes paroles. Ah ! chère, chère enfant, pour vous le malheur est impossible !

— C’est ce que tout le monde doit penser en effet, dit-elle d’un ton concentré ; ma mère elle-même le croit….

— Hélas ! reprit Mlle de Colobrières, vous vous exagérez à vous-même quelques chagrins passagers, quelques amertumes dont ne sont pas exemptes les destinées les plus heureuses. Ma chère Eléonore, ne soyez pas ingrate envers la Providence ; considérez les biens dont elle vous a comblée. De quelles peines pouvez-vous parler ? Jusqu’ici vous avez vécu comme une jeune fille sur laquelle le ciel a répandu toutes ses bénédictions. Votre mère vous a élevée avec une tendresse infinie, allant au-devant de tous vos désirs, de tous vos caprices. En vérité, elle a dû vous regarder jusqu’à présent comme une enfant gaie, insouciante, et surtout heureuse entre toutes.