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a déjà un remplaçant non officiel, mais il se conduit d’une manière si irréprochable, qu’on ne sait comment s’y prendre pour se débarrasser de lui sans mauvais procédé. C’est comme ces domestiques qu’on ne peut pas souffrir, qui le comprennent, et qui alors redoublent d’exactitude, et ne vous laissent pas le moindre motif plausible pour les mettre dehors. Landskoy est condamné à l’avance ; son congé est décidé ; déjà on a préparé les cadeaux habituels réservés aux favoris sortans ; cependant il garde une facilité d’humeur réellement désespérante ; il ne veut pas se fâcher ni faire une scène ; bref, il restera long-temps encore.

Quelquefois le drame se mêle à ces comédies honteuses. Il y a au milieu de ces scènes étranges un moment de véritable tragédie. C’est celui où le prince Orloff, l’amant de Catherine quand son mari, Pierre III, fut détrôné et mourut quelques jours après dans sa prison, tombe dans des accès de sombre folie, et fuit devant les furies vengeresses du remords. On croirait voir Macbeth sortant pâle et effaré de la chambre du vieux roi Duncan. Orloff avait été le premier amant de Catherine et lui était resté le plus cher. Quand il devint fou, elle le traita comme un enfant, avec une douceur et une tristesse sans bornes. Elle le laissait entrer chez elle à toute heure, dans tous les costumes, soit qu’elle fût seule, soit qu’elle fût engagée dans les entretiens les plus graves. Parfois le malheureux s’écriait que les remords avaient détruit sa raison, et que c’était le jugement de Dieu qui était tombé sur lui. Quand il avait de ces accès terribles, Catherine se mettait à pleurer, et tout le reste du jour elle ne pouvait s’occuper ni de plaisirs ni d’affaires.

Orloff était du moins un homme distingué, de sentimens plus élevés que les favoris qui vinrent après lui. Tant que dura son règne d’amant, l’impératrice observa encore une certaine dignité extérieure qui disparut quand Potemkin arriva au pouvoir. Celui-ci avait acquis sur sa souveraine un empire extraordinaire qu’il conserva même après avoir été remplacé dans ses fonctions. C’était un homme audacieux, intrigant, et en même temps des plus bizarres, courant sans cesse les églises au milieu de sa vie débauchée, et, au comble de la faveur, soupirant après le cloître.

Catherine gémissait quelquefois sous le joug de ce barbare, mais sans pouvoir jamais le secouer. Un jour elle fit venir Orloff, et le supplia de se réconcilier avec Potemkin pour rétablir la paix dans le palais. « Vous savez, madame, lui dit Orloff, que je suis votre esclave, que ma vie est à votre service : si Potemkin vous offusque, donnez-moi