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derniers mois de son séjour à la cour de Russie, qu’il ne quitta qu’après la conclusion de la paix entre l’Angleterre, la France et l’Espagne.

Telle est l’esquisse rapide de ce que fit, ou du moins de ce que tenta M. Harris à Pétersbourg. S’il ne réussit pas, ce ne fut pas faute d’avoir employé tous les moyens possibles de succès. Il écrivait à lord Stormont, alors ministre des affaires étrangères à Londres, qu’à Madrid et à Berlin il n’avait pas eu besoin de subsides, mais qu’à Pétersbourg, dans une cour amie, il avait été obligé de changer de système. Là, les secrets ne s’obtenaient qu’à prix d’argent. Il en dépensa beaucoup, au-delà même des crédits qui lui étaient ouverts, et il paraît que, lorsqu’il quitta la cour de Russie, il se trouva personnellement endetté de plus de 500,000 francs, qu’il paya sur sa fortune particulière.

C’est qu’il avait à lutter avec des habitudes de somptuosité tout orientale. Le prince Potemkin, son principal agent, donnait des fêtes qui lui coûtaient 50,000 roubles. L’impératrice avait des services de dessert de 50 millions ; quand on jouait chez elle au macao, un jeu fort à la mode alors, elle donnait au gagnant un diamant de 50 roubles, et en distribuait ainsi cent cinquante dans une soirée. Elle gratifiait ses amans de sommes inouies, de terres, de milliers de paysans et de bijoux. On a compté que la famille du prince Orloff avait reçu, en dix ans, quatre à cinq mille paysans et 97 millions de roubles en argent, bijoux, vaisselles et palais. Un simple lieutenant aux gardes, Wasilschikoff, avait reçu, durant vingt-deux mois de faveur, 100,000 roubles en argent, 50,000 en bijoux, un palais de 100,000, une vaisselle de 50,000, une pension de 20,000, et sept mille paysans ; le prince Potemkin, en deux ans de faveur, trente-sept mille paysans et environ 9 millions de roubles en pensions, palais, bijoux, etc. ; Savodowsky, en dix-huit mois, dix mille paysans et plus de 300,000 roubles ; Zoritz, en un an, plus de 1,300,000 roubles ; Korsakoff, en seize mois, quatre mille paysans et près de 400,000 roubles ; Landskoy dans la même proportion.

Catherine, comme on le voit, savait récompenser ses serviteurs. A l’un, elle donnait le trône de Pologne ; aux autres, ce qu’on vient de voir. Il est vrai que le métier était rude. La chronique de cette cour dépasse en cynisme tout ce que l’histoire a raconté des césars romains. C’était un mélange extraordinaire de barbarie et de civilisation. L’Occident ne donnait qu’un vernis pour couvrir ces débordemens de l’Orient. Les traditions du Parc aux Cerfs pâlissent devant le journal de la cour de Catherine, car ici les positions sont interverties,