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pourvoyeur des nouveaux favoris, au prince Potemkin, et, par son entremise, il obtint plusieurs conférences personnelles avec l’impératrice. Il était spirituel, insinuant, hardi : quand il pouvait causer longuement avec Catherine, il la gagnait presque à sa cause ; mais il reperdait vite le terrain qu’il avait gagné avec tant d’efforts. Outre les sentimens personnels qui poussaient alors Catherine vers la France, il y avait la grande question des neutres, qui mettait toutes les nations maritimes aux prises avec l’Angleterre. M. Barris reconnaît lui-même que le gouvernement anglais perdit par ses exigences l’occasion de se concilier la cour de Pétersbourg. Lors de la fameuse déclaration neutre de 1780, il avait conseillé à son gouvernement de céder momentanément à la nécessité, et de suspendre à l’égard de la Russie seulement la police que la Grande-Bretagne exerçait sur les mers. Il ne fut pas écouté, et Catherine ne pardonna jamais aux ministres tories.

Dans une autre occasion, M. Harris avait déterminé son gouvernement à céder à la Russie l’île de Minorque. Ce projet donna lieu à de très curieuses conversations entre le ministre anglais et l’impératrice, comme on le verra plus tard. Catherine tenait beaucoup à avoir une station dans la Méditerranée, à cause de ses vues sur Constantinople. Sa grande ambition était de reconstruire un empire d’Orient. Elle avait fait baptiser le grand-duc du nom de Constantin, et lui avait donné une nourrice grecque du nom d’Hélène ; elle faisait construire une ville du nom de Constantingorod. Elle hésitait, pour le choix du siège de l’empire nouveau, entre Constantinople et Athènes. Elle était très frappée de la supériorité de la race grecque, du grand rôle qu’elle avait joué dans l’antiquité, et elle parlait souvent de la possibilité de la voir reparaître à la tête des peuples.

Dans les instructions données à M. Harris par lord Sufolk, on peut voir que le gouvernement anglais cherchait à inquiéter Catherine en lui persuadant que la France avait promis à la Turquie d’exclure les flottes russes de la Méditerranée. Minorque serait devenue pour la Russie ce qu’est aujourd’hui Malte pour l’Angleterre. L’impératrice avait donc accueilli ce projet avec enthousiasme, mais son ardeur sembla se calmer tout à coup, et M. Harris dut renoncer encore à ce dernier espoir de voir l’alliance se former. Dès ce moment, il paraît abandonner la partie, et nous le voyons solliciter à plusieurs reprises son rappel de Saint-Pétersbourg. « L’Angleterre, disait-il, devait se tenir à l’écart, ne plus rechercher d’alliances continentales, et attendre qu’on vînt la chercher. » Ce fut dans ces dispositions qu’il passa les