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guerre, dit M. Harris, quand il donna de la fausse monnaie à tout le monde, il prit soin que son fabricant de flûtes fût payé en bon argent, de crainte qu’autrement il ne lui donnât de mauvais instrumens. » Un chanteur ayant dit un jour que le roi entendait mieux la guerre que la musique, sa majesté l’envoya au corps de garde, à la discrétion de ses soldats. Ceux-ci mirent à l’infortuné chanteur un uniforme et des moustaches, et lui firent faire l’exercice pendant deux heures à coups de canne ; après quoi, ils le firent danser et chanter pendant deux heures encore, et finirent par lui faire tirer une quantité considérable de sang par le chirurgien. Ils le renvoyèrent chez lui dans cet état.

Une autre des manies du grand Frédéric, c’étaient les tabatières ; mais il en était si jaloux, qu’il ne les laissait voir à personne. Il en avait toujours sur lui une énorme, dans laquelle il prenait du tabac par poignées. On ne pouvait pas approcher de lui sans éternuer. Il paraît que ses valets de chambre faisaient l’opération qu’on peut voir faire ici par les invalides sur l’esplanade, aux jours de soleil : ils faisaient sécher ses mouchoirs, et en récoltaient une quantité considérable de tabac ; puis ils le vendaient.

Frédéric n’aimait pas les Anglais ; c’était héréditaire. Il y avait eu une haine mortelle entre les deux précédens rois de Prusse et d’Angleterre. Le roi George II appelait Frédéric Ier : « Mon frère le sergent ; » à quoi Frédéric répondait par : « Mon frère le maître à danser. » Quand Frédéric était sur son lit de mort, il demanda au ministre qui l’assistait s’il devait pardonner à tous ses ennemis pour aller en paradis. Sur la réponse affirmative du ministre, il se tourna vers la reine (sœur du roi d’Angleterre), et lui dit : « Eh bien donc, Dorothée, écrivez à votre frère, et dites-lui que je lui pardonne tout le mal qu’il m’a fait. Oui, dites-lui que je lui pardonne ; mais attendez que je sois mort. »

Quiconque a lu les mémoires si originaux de la margrave de Bayreuth sait quelle sordide et misérable éducation reçurent les enfans de Frédéric Ier. On dirait que le grand Frédéric voulût se venger sur son propre héritier des persécutions et des avanies qu’il avait lui-même subies sous le despotisme paternel. Il n’avait pas d’enfans ; on sait d’ailleurs qu’il avait peu de goût pour les femmes, surtout pour la sienne. L’héritier de la couronne était son neveu. Le roi semblait l’avoir dans une profonde aversion, et le tenait très serré ; il en résultait que le prince royal faisait d’énormes dettes, quand toutefois il trouvait des prêteurs. Il quêtait partout ; mais, comme lui rendre service