Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’occupait d’intérêts domestiques et provinciaux ; il allait habiter à Ely la maison du fermier des dîmes, son oncle, maison triste comme toutes les habitations de Cromwell, composée d’un étage et demi, avec cheminées gothiques, balustrades irrégulières, et un certain air de sombre grandeur. C’est aujourd’hui une auberge située au coin de la place de cette vieille ville. Ely est encore la cité centrale de tous ces marécages, qui couvraient alors plus de trente milles carrés de superficie, et dont on avait commencé à opérer le dessèchement. Il s’agissait de creuser un canal pour l’Ouse, de diriger ainsi en droite ligne vers la mer ces eaux paresseuses, et de protéger par des terrassemens et des chaussées un pays trop humide. Ce plan, formé dès le moyen-âge, interrompu par l’indifférence des gouvernemens, avait été repris sous Élisabeth, et s’était arrêté tout à coup, en 1637, devant la caisse vide du malheureux Charles Ier. La question du dessèchement des marais était celle de la richesse ou de la misère de tout le pays ; Cromwell jugea que son devoir était de réclamer. L’ancien fermier calviniste de Saint-Yves, le sombre habitant du « Manoir du Sommeil, » rédigea, présenta et signa la pétition de ses compatriotes, l’envoya au roi, convoqua une assemblée des propriétaires de Huntingdon, et se mit en opposition directe avec un gouvernement qui avait encore des bourreaux. Cromwell l’emporta. La continuation des travaux fut ordonnée, et le peuple du Lincolnshire et du Nottinghamshire l’appela le « seigneur des marécages » (lord of the fens).

Cette histoire, qui a de la valeur dans la série des faits qui conduisirent Cromwell au trône, a été éclaircie pour la première fois par Carlyle. Devenu le premier personnage de la province, cet âpre et mélancolique gentilhomme ne change rien à sa vie. Son mysticisme fanatique augmente. Plus il avance, plus il creuse l’abîme de Pascal. Sa jeunesse lui apparaît comme une époque de passions déréglées ; il a vécu dans l’ignorance de Dieu ; il verse des larmes, comme le roi David, sur toutes les heures consacrées à des soins terrestres ; il ne pense qu’à l’anéantissement du moi humain devant l’éternité. Ce fourbe, qui n’était autre chose que le symbole exalté de la prédestination calviniste, écrivait alors à sa cousine, femme de l’avocat Saint-John, surnommé la lanterne sourde des républicains, la lettre suivante, qui prouve assez la profondeur effrayante de son enthousiasme. On ne trouve quelque chose de semblable que dans les Torrens de Mme Guyon.