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et religieux s’unit avec l’indépendance philosophique en une si belle harmonie :


« La philosophie n’usurpe aucun pouvoir étranger ; mais elle n’est pas disposée à déserter son droit d’examen sur toutes les grandes manifestations de la nature humaine. Toute philosophie qui n’aboutit pas à la morale est à peine digne de ce nom, et toute morale qui n’aboutit pas au moins à des vues générales sur la société et le gouvernement est une morale impuissante qui n’a ni conseils ni règles à donner à l’humanité dans ses épreuves les plus difficiles.

« La philosophie a devant elle deux routes différentes : elle peut faire de deux choses l’une, ou bien accepter les données du sens commun, les éclaircir, par là les développer et les accroître, et fortifier, en les exprimant fidèlement, les croyances de l’humanité ; ou bien, préoccupée de tel ou tel principe, l’imposer aux données naturelles du sens commun, admettre celles qui sont conformes à ce principe, plier les autres artificiellement à celles-là, ou les nier ouvertement ; c’est ce que l’on appelle faire un système.

« Les systèmes philosophiques ne sont pas la philosophie : la philosophie les surpasse de toute la supériorité d’un principe sur ses applications. Les systèmes s’efforcent de réaliser l’idée de la philosophie, comme les institutions civiles s’efforcent de réaliser celle de la justice, comme les arts expriment de leur mieux la beauté infinie, comme les sciences poursuivent la science universelle Les systèmes philosophiques sont nécessairement imparfaits, sans quoi il n’y en aurait jamais eu deux dans le monde. Heureux ceux qui passent aussi en bien faisant, et qui répandent dans les esprits et dans les aines, avec quelques erreurs innocentes, le goût sacré du vrai, du beau et surtout du bien ! Mais les systèmes philosophiques suivent leur temps bien plus qu’ils ne le dirigent ; ils reçoivent leur esprit des mains de leur siècle. Au milieu du XVIIIe siècle, vers la fin de la régence et sous le règne de Louis XV, la philosophie anglaise de Locke, transportée en France et développée selon le goût du temps, y produisit une école célèbre qui long-temps domina et qui domine encore parmi nous, protégée par de vieilles habitudes, mais en contradiction radicale avec l’esprit nouveau, avec les institutions et les mœurs issues de la révolution française. Sorti du sein des tempêtes, nourri dans le berceau d’une révolution, élevé sous la mâle discipline du génie de la guerre, le XIXe siècle ne peut en vérité contempler son image et retrouver ses instincts dans une philosophie née à l’ombre des délices de Versailles, admirablement faite pour la décrépitude d’une monarchie arbitraire, mais non pas pour la vie laborieuse d’une jeune liberté environnée de périls. Pour moi, entre un système tout-puissant, il est vrai, mais dont je connais l’origine, entre ce système et la foi éternelle de l’humanité devenue le besoin le plus pressant de la société nouvelle, j’ai fait mon choix, et, après avoir combattu la philosophie de la sensation dans sa théorie métaphysique, je n’hésiterai pas à la combattre dans la doctrine morale qu’elle devait nécessairement