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inférieure à l’égard des croiseurs anglais, qui saisissent des centaines de bâtimens et partagent entre leurs équipages les primes qu’on leur accorde, indépendamment du produit de la vente des navires capturés et de leurs cargaisons. Il n’est pas bon de placer la marine française en de telles conditions, et de la faire assister au spectacle de cette magistrature exclusive et suprême exercée par la marine anglaise sur les navires marchands de toutes les nations.

Je ne conteste nullement les sentimens généreux qui ont dicté les mesures prises par l’Angleterre pour la suppression de la traite ; je suis loin de croire que tout ce qu’elle a fait dans cette pensée ait été une combinaison machiavélique pour établir sa suprématie maritime. Toutefois, quand je considère non plus l’intention de ces mesures, mais leurs effets, j’éprouve de sérieuses inquiétudes. L’adhésion de la France au système qui tend à restreindre l’indépendance des pavillons est un mauvais exemple et un grand danger. Supposons que l’union de la France et de l’Angleterre soit assez imposante pour prévenir toute résistance de la part des autres états maritimes ; supposons même que la convention du 29 mai ait pour effet de mettre fin à la résistance des États-Unis : pense-t-on qu’après avoir ainsi contribué à faire prévaloir des principes contraires à la liberté des mers et à l’indépendance des pavillons par le concours donné à l’Angleterre contre les États-Unis, la position de la France, comme puissance maritime, ne soit pas profondément changée ?

Je remarquerai, en terminant, que la convention de 1845 n’était pas même nécessaire pour mettre fin au régime institué par les traités de 1831 et 1833. Ces traités avaient été conclus, de l’aveu du ministre anglais qui les a signés, à titre d’expérience. Une expérience de douze années ayant prouvé que l’action des croisières françaises est entièrement illusoire, la France était en droit de s’abstenir d’employer des croiseurs pour la suppression de la traite des nègres : elle pouvait légitimement faire usage du droit que lui réserve l’article 3 de la convention de 1831, et s’abstenir de renouveler les mandats des croiseurs anglais. Elle eût trouvé ainsi, dans une interprétation légitime, loyale, nécessaire, des traités de 1831 et 1833, les moyens de mettre fin aux inconvéniens qui en résultaient pour elle, sans être obligée d’introduire dans le droit des gens et dans les usages maritimes la grave innovation que la convention du 29 mai 1845 a légitimée.

Cette convention tend à consacrer, dans le droit des gens, une seconde innovation dont je n’ai pas parlé, et qui sera l’objet d’un examen spécial.


Cte MATHIEU DE LA REDORTE.