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qui avait la confiance de l’aristocratie ? Lord John Russell, représentant du mouvement populaire, aurait pu se passer de cet appui, et l’on verra qu’il ne l’a pas osé ; mais sir Robert Peel le pouvait moins qu’un autre, et il ne le tenta point. Dès que la détermination du vieux guerrier lui fut connue, le premier ministre adressa l’offre de sa démission à la reine, qui passait les derniers jours de l’automne dans sa résidence de l’île de Wight. La retraite du ministère devint publique le 10 décembre ; ce jour-là, un cabinet éprouvé par de longues et glorieuses luttes, rompu aux difficultés, habitué au succès, et dont l’habileté égalait peut-être la fortune, tomba sous le poids d’un dissentiment intérieur.

La reine fit quelques efforts pour changer la résolution de sir Robert Peel ; mais, comme elle se pique, avant tout, de rester scrupuleusement dans les limites tracées par la constitution à sa prérogative, le chef des tories se retirant, elle manda le chef des whigs pour lui confier les pouvoirs que la royauté, dans ces momens difficiles, doit reprendre, mais qu’elle ne doit pas garder, même pour un jour. Lord John Russell se trouvait à Édimbourg lorsqu’éclata la crise ministérielle ; le 10 décembre, il arrivait à Osborne-House, ayant laissé derrière lui le bruit des changemens qui se préparaient. Le 11, de retour à Londres, il annonçait à ses amis que la reine lui avait confié la mission à la fois délicate et ardue de former un gouvernement.

Après l’avortement de cette combinaison, l’on a cherché à expliquer la déconvenue des whigs par l’intervention d’une influence étrangère. L’échange assez actif de courriers qui se faisait entre les Tuileries et Windsor a donné lieu à des suppositions qu’il serait dangereux d’accréditer. Nous avons voulu remonter à la source de ces bruits. Il paraît qu’une lettre a été en effet adressée à la reine Victoria, lettre conçue dans les termes de la plus parfaite réserve, et qui se bornait à des vœux pour que l’œuvre de conciliation commencée par lord Aberdeen entre la France et l’Angleterre fût continuée par son successeur présumé. La reine a dû en donner communication à lord John Russell, qui n’y a vu, dit-on, qu’un acte de courtoisie. Au reste, l’on a montré des deux côtés une prudence pareille. Lord Palmerston n’a-t-il pas fait connaître aux chefs du centre gauche, à M. Guizot, qui s’en est vanté, et même ailleurs, où l’on ne s’en vantera pas, à quel point ses dispositions étaient changées à l’égard de la France ? Nous vivons dans un temps où l’on ne sait pas toujours avoir des amis et leur rester fidèle, mais où l’on craint surtout d’avoir des ennemis.