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fin aux corvées, et rendissent les paysans propriétaires. Les représentans du grand-duché de Posen adressaient au roi de Prusse des demandes analogues : ils avaient résolu, en 1844, la fondation d’une caisse d’amortissement pour le rachat des corvées de leurs paysans. La cour de Berlin refusa de sanctionner cette résolution, craignant avant tout, comme le cabinet de Vienne, un ordre de choses qui réconcilierait les paysans slaves avec leurs seigneurs. Il n’est pas jusqu’aux sociétés de tempérance instituées par les curés pour faire disparaître des pays slaves le vice national de l’ivrognerie, qui ne se soient vues entravées de mille manières par l’Autriche et la Russie. Un oukase russe a interdit au clergé de prêcher en chaire contre l’ivrognerie, et la police de Gallicie a statué qu’aucun prêtre ne pourrait prêcher sur ce sujet sans une autorisation spéciale. Un tel despotisme devait porter à l’extrême l’indignation et en même temps les espérances de la noblesse polonaise : elle crut que le paysan comprendrait enfin à quel point on voulait l’avilir, et elle le poussa ouvertement à résister ; mais le cabinet de Vienne, avec son habileté ordinaire, avait travaillé sous main, pendant que la noblesse travaillait au grand jour. Tandis que, dans son empressement à régénérer le pays, celle-ci se proclamait partout et hautement démocratique, le gouvernement autrichien, à l’aide de ses employés subalternes et de ses innombrables espions, avait travesti en secret, aux yeux du paysan, les intentions des grands propriétaires, flétri leurs actes les plus généreux, et il était parvenu à faire méconnaître, comme entachés d’égoïsme, les plus nobles sacrifices des seigneurs en faveur des serfs. Aigri par les corvées de tout genre dont la loi autrichienne l’accable, et déjà trop porté par de tristes souvenirs à suspecter ses seigneurs, le paysan ne pouvait croire à leur changement ; il craignait un piège, et les espions de Vienne, répandus partout, alimentaient sans cesse cette crainte par les plus absurdes récits.

Le bas peuple se méprenait donc complètement sur les vraies intentions de la noblesse, qui, sans se douter des ruses de guerre de son ennemie, poursuivait loyalement et en droite ligne contre l’Autriche et les puissances son plan d’insurrection populaire. Se croyant sûre des paysans, elle avait cherché surtout à s’affilier les habitans des villes et la jeunesse éclairée des écoles. L’esprit de cette jeunesse avait subi, depuis quinze ans, une modification profonde. Obligés d’étudier dans les universités étrangères de Prusse, de Russie, de Hongrie, de Bohême, ces jeunes gens avaient dû forcément abdiquer une foule de préjugés de l’ancienne société polonaise. Le besoin de se lier avec leurs