Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/1112

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jamais mieux rencontré que dans les portraits qui se détachent par la hauteur et l’unité de la physionomie, ou dans ceux qui se lient naturellement à de grands exposés de systèmes, par exemple dans ceux de Sieyès et de Broussais. Le portrait du premier surtout est un chef-d’œuvre. La figure intellectuelle de Sieyès paraît avoir eu de tout temps un attrait singulier pour la pensée de M. Mignet, et nul certainement plus que lui n’aura contribué à faire apprécier des générations héritières et de l’avenir les quelques idées immortelles de ce génie solitaire et taciturne.

Tant de hautes qualités, que nous avons eu à reconnaître dans la manière de l’historien et de l’écrivain, sont achetées au prix de quelques défauts, et notre profonde estime même nous autorisera à les indiquer. M. Mignet, on l’a vu, distingue dans l’histoire deux portions, l’une plus fixe et comme infaillible, qui tient aux lois des choses, et l’autre plus mobile, plus ondoyante, qui tient aux hommes : or, on peut observer que souvent il exprime bien fortement la première et lui subordonne trop strictement la seconde ; et cette inégalité n’a pas lieu seulement (comme il serait naturel de l’admettre) dans la conception et l’ordonnance générale du tableau, mais elle se poursuit dans le détail, elle se traduit et se prononce dans la marche du style et jusque dans la forme de la phrase. Celle-ci, au milieu des rapports complexes qu’elle embrasse, affecte par momens une régularité savante et une ingénieuse symétrie de mécanisme que les choses en elles-mêmes, dans leur cours naturel, ne sauraient présenter à ce degré. C’est ainsi que des rapprochemens qui sont judicieux au fond, mais que le relief de la forme accuse trop, cessent de paraître vraisemblables ; cela a l’air trop arrangé pour être vrai ; l’esprit du lecteur admet difficilement dans la suite, même providentielle, des évènemens humains une manœuvre si exacte et si concertée. On peut dire que l’écrivain, par endroits, marque trop les articulations de l’histoire. Toutes les critiques à faire pour le détail rentreraient dans celle-là et en découleraient. C’est surtout quand cette rigueur de manière s’applique à des faits et à des personnages récens qu’on est frappé du contraste. Si habilement et si artistement tissu que soit le filet, les hommes et leurs intentions et les mille hasards de leur destinée passent de toutes parts au travers, et la présence même du réseau d’airain ne sert qu’à faire mieux apercevoir ce qu’il ne parvient pas à enserrer. La qualité littéraire du style en souffre à son tour ; on y regrette par places la fluidité, et l’on y est trop loin du libre procédé si courant de Voltaire