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bien contagieux. La matière trop souvent en manquera ; et, là même où elle se rencontrerait, le rédacteur ingénieux et méthodique, l’ordonnateur habile et supérieur, tel que M. Mignet, manquera encore plus souvent. On continuera donc probablement, comme par le passé, de publier des recueils de pièces, traités et correspondances, avec plus ou moins de liaisons et d’éclaircissemens : à M. Mignet restera l’honneur d’avoir presque élevé un simple recueil de ce genre jusqu’à la forme et au mouvement de l’histoire.

C’est un intérêt du même genre, mais plus concentré, que présente l’ouvrage intitulé : Antonio Perez et Philippe II, composé d’après une méthode analogue, et dont le fond repose également sur des documens officiels inédits. M. Mignet en avait fait d’abord, dans le Journal des Savans, des articles qu’il a réunis ensuite en volume (1845). De nouveaux documens, arrivés d’Espagne, et relatifs au rôle de Philippe II dans le meurtre d’Escovedo, permettent à l’auteur de préparer une prochaine édition plus complète, et dans laquelle ses premières conjectures se trouveront confirmées. Antonio Perez, secrétaire d’état, favori brillant, complice de son maître dans l’exécution des plus secrets et des plus redoutables desseins, devint, à un certain moment, son rival en amour, et se perdit par ses déréglemens et ses imprudences. Sa perte fut préparée avec une lenteur calculée par Philippe II, « qui traînait en longueur ses disgraces comme toutes les autres choses. » Le caractère de ce sombre monarque, son indécision tortueuse, compliquée des rancunes mortelles de son humeur et comme des intermittences de sa bile, ne se révèle nulle part plus profondément que dans cette lugubre affaire et dans les suites opiniâtres qu’il y donna. Antonio Perez, jeté en prison, retenu captif durant onze années, traité avec des alternatives de ménagement et de rigueur, selon ce qu’on craignit ou qu’on espéra de ses aveux ; puis, quand on le crut dessaisi de tous papiers et de tous gages, livré à la justice secrète de Castille, poursuivi pour un acte dans lequel il n’avait été que l’exécuteur d’un ordre royal, mis à la torture, Perez parvint, à force d’adresse, et par le dévouement de sa femme[1], à s’échapper en Aragon ; et là, devant un libre tribunal, le duel s’engagea, à la face du soleil, entre le sujet sacrifié et le monarque. Les Aragonais, qui prirent parti pour l’opprimé et qui le soutinrent, ainsi que leur

  1. Elle fit comme Mme de Lavalette ; elle entra dans sa prison, et il en sortit déguisé sous les vêtemens de sa femme.