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au public athénien. Quant aux Romains, ils ne prirent que fort tard le goût des livres. Occupés de la conquête du monde, ils ne comptaient pas les volumes des vaincus parmi les dépouilles opimes : il leur fallait avant tout ce qu’il faut aux peuples jeunes et forts, du fer et du blé ; mais, quand le monde fut soumis, le nombre des liseurs s’accrut rapidement. Cicéron, qui était arrivé à la fortune et au cumul par la philosophie, avait formé de riches collections dans chacune de ses quatorze maisons de campagne. Lucullus, toujours friand, rassemblait des raretés. César songeait à doter Rome d’une bibliothèque, et ce projet fut réalisé par Auguste, qui fit construire, avec les dépouilles des Dalmates, un monument entouré de portiques, et consacré par Octavie à son fils Marcellus. Au déclin de l’empire, les livres se multiplièrent (c’est un symptôme alarmant dans les décadences) en même temps que la littérature devenait un métier. La plupart des petites villes de l’Italie eurent alors des bibliothèques dotées par les habitans notables ; Pline-le-Jeune, entre autres, donna cent mille sesterces au municipe de Côme, pour fonder une collection publique, et, quoique l’histoire ne le dise pas, on peut croire qu’il compléta ce présent magnifique par quelques exemplaires de ses opuscules.

Quand le christianisme se fut propagé dans l’empire, une ère nouvelle commença pour les livres. Dans le monde antique, c’était un meuble pour l’esprit ; dans le monde chrétien, ce fut un instrument de salut ou de damnation. Les uns y cherchèrent la parole de Satan, les autres l’écho muet de la parole divine. On rassembla les textes sacrés, les écrits des pères, pour trouver la voie qui mène au ciel ; on les propagea comme une aumône spirituelle, et, au Ve siècle, saint Isidore de Péluse, comparant aux accapareurs de blé ceux qui refusaient de prêter les ouvrages des auteurs chrétiens, les déclarait maudits. Les évêques formèrent des collections dont ils dotèrent les églises ; les fondateurs des ordres religieux, psychologues habiles qui connaissaient l’homme et Satan, imposèrent aux moines les travaux du copiste pour engourdir par l’étude les instincts toujours prêts à se révolter, et les moines s’occupèrent à copier sans choisir, très souvent sans comprendre : dignes gens qui prenaient Aristote pour un diacre et Virgile pour un sorcier ; mais ce travail de tous les jours, ce travail puissant de la solitude qui ne s’interrompait jamais, ne laissa pas que d’enfanter des volumes, et les cloîtres, en fait de livres, furent long-temps plus riches que les palais.

Charlemagne avait formé pour son usage deux bibliothèques, l’une à l’île Barbe, l’autre à Aix-la-Chapelle. Toutes deux périrent avec lui, comme l’empire qu’il avait fondé, et il faut attendre jusqu’à Louis IX pour retrouver quelques traces d’une collection royale. Sous Charles V, la librairie du Louvre, dont Gilles Mallet nous a laissé l’inventaire, comptait neuf cent dix volumes. Louis XI, Charles VIII, Louis XII, la portèrent successivement à dix-huit cent quatre-vingt-dix volumes. Jusqu’au règne de Henri IV, ce ne fut pour ainsi dire qu’un cabinet de lecture à l’usage des rois ; nais Henri, plus généreux, permit aux savans, sans s’inquiéter de leurs blasons, de consulter ses livres, et, pour en populariser l’usage, il les fit transporter, en 1595,