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égoïstes et blasées, qu’un embarras, un outrage à leur beauté, un fléau destructeur de leurs charmes.

La preuve du reste que cette négligence, souvent même cette haine des enfans, n’est pas toujours la suite de mœurs déréglées, c’est qu’on retrouve un semblable oubli des devoirs de la nature chez des femmes mariées. Les économistes ne sont point encore parvenus à se mettre d’accord sur la proportion des enfans légitimes reçus dans les hospices. Dans quelques localités, assure M. Lelong, membre du conseil-général de la Seine-Inférieure, leur nombre a égalé et quelquefois même dépassé le nombre des expositions d’enfans nés hors du mariage. Ce résultat est au moins douteux ; mais, quel que soit le chiffre relatif des uns et des autres, on ne peut se défendre d’un sentiment pénible en songeant que ces enfans légitimes se trouvent déchus par un tel abandon de tous leurs droits civils. Cet acte seul leur imprime un caractère de bâtardise. Les femmes mariées qui exposent leurs enfans veulent bien pour elles des bénéfices et de la considération que donne dans la société l’union légale, mais elles ne veulent point étendre les mêmes avantages à leur postérité. Égoïsme monstrueux ! Les pauvres filles-mères qui, abandonnées de leurs séducteurs, élèvent à force de privations et de sacrifices le fruit d’un commerce illicite, affligent sans doute la morale publique ; mais leur libertinage nous révolte moins que cette froide et sordide indifférence couverte du manteau de la légalité.

La crainte de la honte, la dépravation, l’endurcissement, sont des influences toutes morales. Il est une influence matérielle qui résume toutes les autres : nous avons nommé la misère. Plus les conditions de l’existence sont dures pour une race du genre humain ou pour une classe de la société, moins les mères tiennent à léguer à leurs enfans le triste héritage de leurs souffrances et de leurs privations. Un savant anatomiste, M. Serres, nous racontait un jour avoir reçu des crânes de nouveau-nés qui provenaient d’une race soumise et maltraitée ; ces crânes portaient tous la trace imperceptible d’une piqûre d’aiguille qui avait dû occasionner sourdement la mort. Aux colonies, les femmes esclaves font périr en secret leur fruit dans leurs entrailles ou après leur délivrance, dans la crainte d’ajouter de nouvelles fatigues à leurs travaux, déjà si pénibles. Chez nous, les pères et mères des classes inférieures de la société montrent d’autant moins de répugnance au délaissement, qu’ils doivent faire partager à leur nouveau-né un sort plus triste et plus nécessiteux. La pauvreté exerce encore une plus grande influence sur l’exposition des enfans légitimes que sur l’exposition