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Enfin on trouve encore à louer, par l’intention de l’auteur, sa retenue dans la peinture de l’amour, Si, d’ailleurs, les traits généraux en sont exacts, et si la vérité se fait sentir sous la chasteté des images, comment ne pas savoir gré à Fénelon de n’avoir pas chatouillé par de fortes peintures de cette passion un jeune cœur qu’il formait pour y résister ? Ne point toucher à l’amour dans un plan d’éducation eût été d’un précepteur éludant le plus délicat de ses devoirs ; le peindre trop au vif, c’était risquer de faire sortir le mal du remède même. L’esprit infini de Fénelon et ce tact admirable que donne la vertu lui suggérèrent une peinture modérée qui avertissait son élève sans le troubler, et qui le prévenait contre l’amour avant qu’il eût à s’en défendre. Ce mérite de discrétion est d’ailleurs commun à tout l’ouvrage. Tout ce qui est du monde s’y voit au naturel, et il ne s’y voit rien qui fasse baisser les yeux. Nos biens et nos maux, nos ambitions, nos poursuites, les difficultés de la vertu, les douceurs du plaisir si rapides et si tôt changées en amertumes, tout y est peint avec une liberté chaste qui donne la connaissance sans la faire payer de l’innocence. Tant de périls qui nous sont signalés par ce livre, tant d’embûches, tant d’issues si surprenantes des desseins les mieux calculés, tant d’attention à avoir sur soi-même pour se garder des autres et de soi, tout cela nous ferait haïr le monde, ou nous en donnerait trop de crainte, si en même temps, par la beauté du spectacle des choses humaines, par la douceur que Fénelon a su attacher à l’activité, au devoir, aux victoires remportées sur soi, au bien qu’on fait, à l’espérance, on ne se sentait porté d’une généreuse ardeur à affronter les combats qui nous y attendent. L’impression générale que doit recevoir de la lecture du Télémaque tout jeune homme intelligent est un mélange d’appréhension et de résolution qui le prépare efficacement pour les luttes de la vie.

Telles sont les beautés du Télémaque comme ouvrage d’éducation. S’il est vrai que le lecteur cultivé et mûr peut y être touché des parties défectueuses, combien plus souvent n’est-il pas charmé par tant de rapidité dans le récit, de vérité dans les caractères, de grace et de fraîcheur dans les descriptions, par la profondeur sans affectation, par cette facilité qui nous donne la sensation d’une source jaillissante et intarissable ! Il est tel livre où Fénelon n’est pas moins inventeur qu’Homère, et n’a pas moins de douceur et d’éclat que Virgile. Son Télémaque est brillant, fier, passionné, solide. S’il a plus de délicatesse d’esprit et de sentiment que les héros d’Homère, on ne lui en veut pas plus qu’à l’Iphigénie de racine d’être plus ingénieuse et plus tendre qu’on ne l’était au temps d’Agamemnon. Les deux grands épiques