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n’échappa d’ailleurs à personne que, soit calcul, soit plutôt un hasard auquel l’auteur ne songea pas à se dérober, le Télémaque fût en mille endroits une critique du caractère personnel de Louis XIV et des actes de son gouvernement. Fénelon eut à s’en défendre plus d’une fois. Écrivant le Télémaque dans le temps qu’il était le plus comblé par le roi, « il eût été, écrit-il à Michel Letellier, non-seulement l’homme le plus ingrat, mais encore le plus insensé, d’y vouloir faire des portraits satiriques et insolens. — Il est vrai, ajoute-t-il, que j’ai mis dans ces aventures toutes les vérités nécessaires pour le gouvernement, et tous les défauts qu’on peut avoir dans la puissance souveraine ; mais je n’en ai marqué aucun avec une affectation qui tende à aucun portrait ni caractère. » Nul n’a le droit de ne pas croire Fénelon sur parole. Sa vertu n’est pas une moindre gloire pour notre nation que son esprit. Je ne remarquerai donc pas que la fameuse lettre à Louis XIV, écrite spontanément ou commandée, respire la prévention la plus amère et la plus violente, et que si Fénelon s’y est montré si dur pour Louis XIV, quoiqu’il n’eût rien perdu de sa faveur, il est douteux que, disgracié et relégué à Cambrai, il vît les fautes du vieux roi d’un œil moins prévenu. Là, comme dans sa querelle sur le quiétisme, sa bonne foi l’aveuglait. En enseignant le pur amour, il croyait rester orthodoxe ; de même, en composant une peinture des rois absolus de traits pris à Louis XIV, il croyait avoir gardé les égards et la reconnaissance. La suite de sa lettre à Letellier le fait voir : « Plus on lira cet ouvrage, dit-il, plus on verra que j’ai voulu dire tout, sans peindre personne de suite. » On n’en veut pas davantage. Si Louis XIV n’est pas peint de suite dans Télémaque, tout y est dit sur Louis XIV.

Que sont, en effet, ces exhortations de Mentor à Idoménée, pour qu’il fasse fleurir l’agriculture, qu’il mette la paix avant la guerre, qu’il procure avant tout à son peuple l’abondance des alimens ; qu’il se défende des détails ; qu’il ne se mêle point des différends entre les prêtres des dieux, et qu’il étouffe les disputes sur les choses sacrées dès leur naissance ; qu’il ne montre ni partialité ni prévention en ces matières : qu’est-ce que tout cela, sinon une critique des guerres de Louis XIV, de ses bâtimens, de sa passion pour les détails, de son intervention dans les disputes religieuses, de sa prévention dans celle du quiétisme ? A qui, sinon à Louis XIV dans la personne d’Idoménée, Mentor conseille-t-il de ne point marier contre leur gré des filles riches à des généraux ruinés à la guerre ?

Comme Idoménée est modelé sur Louis XIV, Télémaque est modelé