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jouaient de mille façons, et dans ce moment même, au-delà du Rhin, M. Henri Heine est passé maître en ces petites guerres. Je ne défends pas le censeur de Cologne, je ne demande pas grace pour lui ; son métier est odieux, sa plume est inepte, je l’accorde ; c’est pour cela précisément qu’il faut prendre garde de le traiter comme un héros et sur un ton beaucoup trop sublime. Pour qui veut exercer une action efficace, rien n’est plus important que cette juste mesure, cet exact sentiment des choses. Voltaire, dans l’épître au roi de Danemark, attaque un certain censeur russe qui se croit bien redoutable ; rappelez-vous comme il le plaisante ! Il le prie de réfuter ses livres, et comme celui-ci aime mieux les brûler, il lui dit gaiement :

Tu les brûles, Jérôme, et de ces condamnés
La flamme en m’éclairant noircit ton vilain nez.


Cela ne vaut-il pas mieux que vos imaginations tragiques ? M. Hoffmann de Fallersleben a été mieux inspiré que M. Freiligrath, quand il a emprunté à Voltaire ces railleries sans façon, lesquelles n’ont jamais été mieux employées qu’en de telles circonstances. M. Hoffmann a chanté aussi le censeur ; ces jours-là, sa bonhomie accoutumée s’est faite ironique, railleuse, parfois même assez spirituelle. Il a montré au doigt son héros, il l’a tourmenté par mille espiègleries, il a dévoilé tous ses ridicules, toutes ses sottises, et ces fines et légères attaques sont bien mieux appropriées, à coup sûr, que les dithyrambes indignés.

Ces observations sur une pièce d’ailleurs fort remarquable m’amènent tout naturellement à des critiques bien plus graves, bien plus considérables, que je dois à M. Freiligrath. Je me suis appliqué à mettre en lumière les mérites sérieux qui recommandent plusieurs de ses ballades, j’ai loué avec empressement les qualités nouvelles, l’élévation, l’éclat, qu’il a donnés à la muse politique de son pays ; il m’est sans doute permis de signaler avec la même franchise tout ce qui manque à son livre. Or, comment le poète a-t-il écrit à côté de ces vers si noblement inspirés des facéties indignes de son esprit ? Comment a-t-il pu méconnaître à ce point le caractère de son talent, et s’essayer d’une main si maladroite à de capricieux badinages pour lesquels il faut tant de qualités qu’il n’a pas ? M. Freiligrath possède une imagination forte, brillante, et il vient de prouver que cette imagination, trop amoureuse jadis de la forme et des couleurs bizarres, pouvait s’élever à une beauté plus pure : il est maître d’une langue sonore et harmonieuse ; mais (pourquoi force-t-il la critique à le lui