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paisibles, et devenu tribun par complaisance ? Et que dire du parti conservateur ? Comment a-t-il pu croire que M. Freiligrath lui serait jamais d’un grand secours ? Comment n’a-t-il pas prévu l’éclat inévitable qui devait rompre un jour cette ridicule amitié, et les rancunes très légitimes que lui garderait le brillant écrivain ? Il n’a réussi, en effet, qu’à faire au jeune poète une sotte et fausse position. Je ne reproche pas à M. Freiligrath la pension qu’il a acceptée ; je lui reproche, et surtout à ses protecteurs, les embarras qu’il s’est créés et les fautes qu’il a été entraîné à commettre. En continuant paisiblement les travaux qui avaient commencé sa réputation, il montrait que la faveur du roi était venue trouver un poète digne d’estime, un honorable artiste, mais qu’elle n’était point la récompense d’un engagement contraire à la dignité de la Muse. Cet engagement, j’en suis bien sûr, n’existait pas ; mais on put croire qu’il avait été conclu, et M. Freiligrath autorisa de tels soupçons le jour où, sans motif sérieux, sans conviction décidée, il se jeta dans ces luttes qui n’étaient pas faites pour son talent, et injuria en termes pleins d’amertume M. Herwegh et son parti. Rangé parmi les défenseurs de la politique du roi de Prusse, il se croyait engagé, bien que malgré lui, à combattre les adversaires du pouvoir ; d’un autre côté, il était interpellé doucement par l’auteur des Poésies d’un Vivant, et l’embarras de ce rôle singulier devenait chaque jour un tourment plus cruel pour cet honnête et pacifique artiste. Un jour donc, il rompit tout à coup son silence, et sans y être poussé par une conviction forte, agité seulement par une sorte de colère fébrile, il écrivit contre M. Herwegh cette moqueuse diatribe dans laquelle on sent bien plutôt le dépit, la mauvaise humeur, l’inquiétude d’une situation fausse que la vivacité sincère d’une opinion ardemment embrassée. C’était le lendemain du jour où M. Herwegh, ébloui par le succès de son livre, troublé par son voyage à Berlin, enivré d’ovations, de fêtes, de banquets, écrivit au roi de Prusse de si étranges gasconnades. C’est à cette fastueuse épître que répond M. Freiligrath ; la pièce est intitulée : Une Lettre.


« Quel voyage ! quelle course triomphale à travers le monde ! quel éclat de torches depuis Zurich jusqu’à Berlin ! du fond des cœurs, et aussi du fond des cuisines, l’encens montait vers toi. Les propos de table venaient, par pelotons, frapper bruyamment tes oreilles.

« Nouveau saint George, tu allais, libre et fier, à travers l’Allemagne, cherchant, pour l’égorger, le dragon de la tyrannie. Comment donc se fait-il que le monstre siffle encore sans crainte ? n’aurais-tu pas d’aventure, dans l’ivresse du festin, laissé passer l’heure propice ?