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France prît l’initiative d’une réorganisation de l’Europe, devenue indispensable ; mais des théories d’équilibre, exclusivement fondées sur l’égalité des puissances et le balancement des intérêts, n’étaient évidemment une garantie pour aucun droit : il suffisait, en effet, qu’une iniquité fût commise en commun pour être sanctionnée par un pareil droit des gens, qui consacrait le vol collectif en n’excluant que le vol individuel. Aussi les nationalités ne furent-elles jamais moins respectées dans le monde que par les générations qui ont fait du balancement des états la seule base de leur foi sociale, et faut-il reconnaître que le partage de la Pologne a été le dernier mot du droit public élaboré au siècle précédent, et dont l’initiative appartient à Henri IV.

Indifférent et sceptique dans un siècle pieux, ce prince n’avait foi que dans la force tempérée par la prudence. Le côté humain des choses saisissait seul cette nature ardente et sensuelle. Jamais esprit ne fut doué d’un sens plus pratique ; rarement intelligence fut mieux organisée pour le gouvernement d’une société et la reconstitution d’un pouvoir. C’est cette gloire qu’il faut conserver tout entière au grand pacificateur de la France, en le dépouillant du masque de bonhomie et de sensibilité d’opéra-comique qui cache et dénature parfois sa sérieuse physionomie. Le dernier et le plus sagace historien de la grande époque dont nous venons d’esquisser les traits principaux, M. Capefigue, a fait observer avec beaucoup de raison que Henri IV est devenu le héros des contemporains de Voltaire et de Louis XV par ses faiblesses beaucoup plus que par ses qualités véritables. C’est à l’homme qui trouvait qu’un royaume valait une messe, et qui changea trois fois de religion, c’est au monarque qui consacra tous les désordres par la publicité des siens, que les flatteurs du roi de Prusse et de Mme de Pompadour ont dressé une statue peu ressemblante. A nous qui avons vécu dans d’autres temps et assisté aux épreuves d’une restauration moins heureuse, parce qu’elle fut moins habile, il appartient de comprendre dans toutes ses nuances cet esprit souple et pénétrant qui sut ajouter à tant de dons heureux les apparences de presque toutes les vertus qu’il n’avait pas. Les révolutions sont des lentilles qui révèlent des détails inobservés et des aspects nouveaux. Mieux comprendre le passé est l’un des profits les plus nets des agitations contemporaines, et le sens historique s’est singulièrement développé en ce pays depuis qu’il a vu à l’œuvre tant d’intérêts et tant de passions contraires.


L. DE CARNÉ.