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les parties commerçantes de l’Afrique, de l’Arabie et de la Perse, fermées à l’Angleterre et à la France, sans une seule entrée par où l’on pût forcer cette ceinture de fer dont la clé serait au pouvoir du czar[1] ? »

Celui qui tenait ce langage, c’était un Français[2], et certes la France a sa part de cet immense péril. On ne saurait trop le répéter aujourd’hui, il y a pour nous, dans nos relations extérieures, une puissance plus naturellement hostile que l’aristocratie britannique : c’est l’autocratie du czar ; un peuple plus redoutable que le peuple anglais qui, lui du moins, vit de notre vie, qui jusque dans ses misères ou dans ses préjugés porte si haut la conscience féconde de sa liberté : ce peuple, c’est le peuple russe, vraie machine sans ame, maniée par un gouvernement d’étrangers, comme un poids inerte qu’il jette dans la balance européenne ; formidable instrument dont on façonne tant qu’on peut les ressorts matériels en étouffant toujours davantage l’esprit qui voudrait par hasard les mouvoir ; instrument de violence et d’iniquité aux mains de la diplomatie la plus ambitieuse qu’il y ait dans le monde. La Russie ne se nourrit pas de théories et d’idées : elle n’est au service que d’elle-même ; elle veut conquérir pour conquérir, le triomphe pour le triomphe, le gain pour le gain ; c’est la passion qui menait les Barbares il y a quinze cents ans, et, chose étrange, avec la connaissance profonde, avec la vue claire de toutes les ressources morales que les nations de l’Occident peuvent rassembler pour résister à la puissance brutale. Nous prétendons viser avant tout aux convenances matérielles, nous préconisons les alliances d’intérêts, nous faisons grand fi de la communauté qui résulte si nécessairement des mêmes principes. La Russie ne s’y trompe pas ; ce sont les principes qui lui font peur, et voici la leçon qu’elle-même nous donnait il

  1. Voir les chapitres 5, 6 et 7 de l’ouvrage de M. Nebenius sur les douanes allemandes. Il démontre avec soin tout ce que le commerce germanique gagnerait à une alliance intime avec la Russie. Président du ministère de l’intérieur dans le grand-duché de Bade, M. Nebenius était bien au courant de la situation. Son livre est du commencement de 1835. La réaction teutonique, si artificiellement éveillée en 1840, est venue pousser les idées du même côté que les intérêts, et, si l’on n’y prend garde, l’influence commerciale de la Russie finira par s’appuyer en Allemagne sur une influence morale. Teutonisme et panslavisme, ce sont là des mots et des idées russes.
  2. M. Blaque, rédacteur du Moniteur ottoman, homme d’un courage et d’une intelligence dont on n’a point assez usé, mort à la peine en défendant avec une énergie admirable l’indépendance et l’intégrité de l’empire.