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encore la faiblesse de notre situation présente à ce leurre trop peu sûr d’un pacte avec les Russes. Nous ne nous fions pas à ces amitiés contre nature, et nous redoutons jusqu’aux présens qu’elles pourraient apporter avec elles.

Entre l’Angleterre et la France il y a bien du sang versé, bien des souvenirs de triomphe et de désespoir, bien des sujets de rancune nationale, il y a six cents ans de bataille ; c’est hier que pour la première fois les Russes ont campé sur le Rhin. L’imagination populaire ne se frappe pas si vite ; elle est encore tout occupée de ces prodigieux désastres que nous avons été chercher sous les neiges de leur pays ; elle se figure que nous avons payé nos comptes en 1815, et qu’ils n’ont plus de revanche à prendre. Elle a tort. D’autre part, nous sommes si près de l’Angleterre, ses institutions ont, tout au moins à la superficie, tant de rapports avec les nôtres, que les différences qui restent (et elles sont profondes), vues pour ainsi dire d’en face et saisies d’aplomb, sans transition, sans ménagement, sans perspective, nous déplaisent cruellement, nous choquent, nous exaspèrent, et nous font oublier ces grandes et sérieuses affinités politiques au nom desquelles nous devrions pardonner bien des erreurs, parce qu’elles nous permettent bien des espérances. La Russie, au contraire, est si loin de nous, elle est séparée de nos idées et de nos lois par des barrières si hautes, que le contraste est peut-être moins saisissant parce que l’on pense moins à la comparaison. Il ne faudrait cependant pas l’oublier. Pour nous, même aujourd’hui, même sous le coup de ces passions que des conciliateurs maladroits semblent réveiller, même en présence de cette crise imminente par laquelle l’Angleterre et la France se trouvent à tout moment et malgré tout menacées, même au milieu de ces violences qui voudraient faire croire aux deux nations que chacune d’elles n’a pas d’ennemi plus direct que l’autre, nous persistons à penser que pour l’Angleterre comme pour la France le péril n’est pas dans la spontanéité factice de ces prétendues antipathies. Le péril est ailleurs ; il est dans l’attitude, dans les combinaisons, dans les sourdes manœuvres, dans l’intervention lente, patiente et silencieuse de la Russie. La Russie ne peut avancer en Orient que par la condescendance et l’intimidation de l’Angleterre ; elle ne peut avancer en Europe que sous la condition de brouiller et de diviser l’Angleterre et la France. Ce sont là deux plans parallèles qu’elle suit par une même conduite et d’un même pas. Marcher sur une ligne l’aide à marcher sur l’autre. C’est en effrayant l’Angleterre des éventualités d’une lutte continentale qu’elle l’oblige en Orient à tant de fâcheuses