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s’est affaiblie en découvrant combien l’autre avait à gagner pour se trouver maintenant si forte.

Depuis le règne de Pierre, la Russie marche à la fois sur Constantinople et sur l’Indus. Ce sont les deux grandes routes de son ambition. Quels que soient les labeurs qui l’aient attardée le long de la première, elle en a rencontré de plus durs encore au travers de la seconde. Il y avait là des barrières qui, à moitié rompues, ne veulent pas tomber. Il y avait d’abord les cimes du Caucase, les eaux de la Caspienne, les steppes désertes de l’Oxus, mais il y avait surtout les répugnances de la nature morale aussi profondes peut-être, aussi opiniâtres que ces gigantesques empêchemens de la nature physique ; il y avait l’animosité, l’intrépidité, l’esprit national des gouvernemens et des peuples sur qui la Russie devait tomber à sa première descente ; il y avait l’orgueil de la Perse, la liberté sauvage des tribus du Turkestan et de l’Afghanistan.

Au moment où s’ouvrent ces négociations, la Russie n’en était plus à lutter contre les obstacles matériels ; ces obstacles étaient vaincus autant qu’ils pouvaient déjà l’être. Grace au traité de Goulistan signé par la Perse en 1814 sous la sanction de l’Angleterre elle-même, grace à celui de 1828, par lequel la Perse fut bien et dûment abandonnée du cabinet de Londres ; grace aux mutilations qui la démembrèrent alors pour la punir d’avoir fait la guerre qu’on lui déclarait ; grace aux préoccupations qui avaient en ce temps-là distrait l’Europe, aux luttes de la sainte-alliance, aux convulsions de la péninsule espagnole, à la paralysie de l’empire ottoman ; grace à tant d’évènemens où se reconnaissait presque partout la main de la Russie, la Russie de son côté avait insensiblement aplani les montagnes et traversé les mers qui lui barraient l’Orient. Elle avait franchi la chaîne du Caucase, qui depuis trois mille ans protégeait l’Asie, changé la Caspienne en un lac moscovite, banni de ses eaux le pavillon persan, jeté des avant-postes à l’est de ses rives, et répandu le nom du czar jusque chez les Tartares du nord.

C’était beaucoup ; c’était à peine une moitié de la tâche que se proposait cette race de conquérans. Restait à propager son influence là où l’on n’avait encore montré que ses soldats ; restait à réconcilier le Scythe avec le Slave pour ébranler de proche en proche toutes les populations de la Haute-Asie, pour les armer et les pousser toutes ensemble contre l’Inde anglaise. Ce n’était pas une question de force matérielle, la force ne peut rien contre ces énormes masses qu’il fallait là mettre en mouvement. Si l’on avait chance de succès auprès