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s’étant prononcé pour la légalité, pour la politique ordinaire du pays, c’est-à-dire pour le respect dû aux droits cantonaux de Lucerne, pour le maintien de l’équilibre fédéral et contre les éventualités probables d’une guerre civile et religieuse, le peuple s’est ému. Des espèces de meetings ont rassemblé des milliers de personnes sur plusieurs points du territoire ; de nombreuses pétitions contre les, jésuites se couvrent de signatures, qui, assure-t-on, dépassent déjà le chiffre de vingt mille ; enfin, l’attitude des populations est telle qu’on ne doute pas, quelles que soient les raisons alléguées pour l’en empêcher, que le grand conseil n’adopte un préavis tout opposé à celui du conseil d’état : les instructions du canton de Vaud pour la diète, comme celles de Zurich, se rapprocheraient alors plus ou moins du vote de Berne, et demanderaient l’expulsion des jésuites. Si le grand conseil vaudois trompait l’attente du peuple, celui-ci, dit-on, plutôt que de renoncer à sa haine des jésuites et à ses projets pour s’en débarrasser à tout prix, ne reculerait pas devant l’idée de faire une révolution pour renverser son gouvernement, sans avoir d’ailleurs contre lui aucun autre grief sérieux.

De ce grand ébranlement, de ce réveil des instincts populaires, il sortira donc vraisemblablement ou une réaction plus générale et plus forte que celle opérée déjà dans une partie des cantons, ou un développement radical plus ou moins masqué, mais réel ; de la démocratie un peu théorique établie en 1830. Si les hommes et les systèmes de cette époque n’ont pas toujours été aussi pratiques qu’il le faut pour gouverner un peuple libre et se faire accepter de lui, ce n’est pas le moment de le leur reprocher. Les radicaux, qui ne sont pas non plus le peuple, cherchent à s’en emparer, et y mettent moins de façons que leurs adversaires (lesquels n’y ont peut-être pas assez songé) ; ils seraient des maîtres bien autrement despotes ; le bon sens démocratique ne les supporterait pas long-temps. Mais, forcé dans ce moment de défendre une cause impopulaire, le libéralisme vrai n’a pas beau jeu.

Toutefois, de ce qu’une forme plus explicite et plus vive est donnée à l’esprit républicain, il ne faudrait pas se hâter de conclure que l’avenir est perdu pour la liberté éclairée, et qu’il est conquis au radicalisme. Le radicalisme s’empare à certains momens du peuple, mais encore une fois il n’est pas le peuple. Celui-ci peut exercer sa souveraineté sans appartenir le moins du monde à l’opinion brutale et niveleuse qui s’en sert à certains momens, mais qui n’y parvient pourtant qu’en lui obéissant, qu’en s’associant à ses instincts et en portant son drapeau. On peut donc, avec vérité, faire une distinction importante entre ce qui est et ce qui paraît : si les tendances radicales ont l’air de l’emporter sur les gouvernemens, c’est parce qu’elles ont su habilement saisir la passion du jour, et qu’elles la servent avec docilité ; ce n’est nullement qu’elles soient adoptées en réalité par les masses.

Sur cette ligne délicate et dangereuse où la Suisse doit chercher son salut et le repos de son avenir entre les jésuites d’un côté et les radicaux de l’autre, on peut dire que, s’il reste une sauvegarde au sang-froid dont elle a besoin, c’est la sagesse des autres nations. Une intervention quelconque