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le voyez, nulle unité dans tout cela, nul centre, nul point de ralliement : on a spirituellement comparé l’œuvre de Charles Nodier à une armée brillante à laquelle manquerait le quartier-général. Heureusement les prestiges de la forme et le pétillant de l’esprit sont là un gage sûr de durée. Le style de Nodier est d’un artiste consommé ; il a des vivacités charmantes et des langueurs ineffables. Imaginez un jeu de rayon à travers une cascade ou dans une clairière, et vous aurez l’idée de cette diction savante, délicate, flexible, colorée comme un prisme, ciselée comme une arabesque. Quand les personnages des romans de Nodier sont, ainsi qu’il arrive souvent, chimériques et impossibles, il se trouve que le style jette son riche vêtement sur ces fantômes et leur prête la vie de l’art. Le cadre est si splendide, que l’on garde le tableau. Du reste, si l’auteur de Jean Sbogar n’a guère donné dans ses héros que des décalques de Werther, quelques-unes de ses héroïnes, en revanche, ont été touchées de la baguette magique : Clémentine, Séraphine, Thérèse, Amélie, chœur gracieux qui sera long-temps cher aux rêveurs par je ne sais quelle fleur de jeunesse et de sentiment. C’est ce don exquis de ne pas vieillir qui a toujours conservé sa fraîcheur au talent de Nodier. On l’a dit, ici même, mieux que je ne saurais faire : « De toutes les aimables sœurs de notre jeunesse qui nous quittent une à une en chemin, et qu’il nous faut ensevelir, il lui en était resté deux, jusqu’au dernier jour fidèles, deux muses se jouant à ses côtés, et qui n’ont déserté qu’à l’heure toute suprême le chevet du mourant, la Fantaisie et la Grace[1]. » Charles Nodier s’est gaspillé, et il l’a su, et il le disait avec franchise ; mais comment ne pas pardonner à son insouciance ? On l’aime comme l’enfant prodigue ; on ne peut lui en vouloir de s’être borné, lui aussi, à être, non pas un roi d’Yvetot, comme Rabelais, mais un roi de Bohême en littérature. Ce vagabondage de son esprit ressemble à la Prairie de Cooper ; on s’ennuierait bientôt de cette vie errante à travers les steppes, si une créature mystérieuse n’était point toujours là, cachée sous son voile, et ne jetait un intérêt romanesque sur ces pérégrinations maussades ; cette inconnue qui vous touche, chez Nodier c’est la Poésie.

I. Mérimée s’est moins appliqué à discerner dans leurs nuances les qualités de l’écrivain qu’à raconter la vie aventureuse de l’homme ; il a fait sa tâche plus biographique que critique. Son discours est un

  1. Voyez les articles de M. Sainte-Beuve sur Charles Nodier, dans la Revue du 1er mai 1840 et du 1er février 1844.