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M. Guizot, dans ce moment suprême, rassemble toutes les forces de son éloquence ; mais que peut-il contre cette objection toujours retentissante ? « Vous avez dit que M. Pritchard voulait détruire notre établissement : il a fait massacrer nos soldats, et vous, à la face de l’Europe, à la face du monde, vous donnez une indemnité à M. Pritchard ! » On attendait depuis long-temps un discours de M. Dufaure ; enfin, M. Dufaure a parlé. Il a montré, comme toujours, les ressources de sa dialectique puissante ; il a sa part dans les deux votes des 25 et 27 janvier.

On connaît ces deux votes. Le premier jour, dans une agitation inexprimable, la chambre procède au vote par assis et levé. La première épreuve est déclarée douteuse ; une seconde a lieu. M. Lacrosse, l’un des secrétaires, déclare que l’amendement a la majorité. Ses trois collègues sont d’un avis contraire. Le président proclame le rejet de l’amendement et disparaît sans avoir mis le paragraphe aux voix. La chambre se sépare au milieu d’un orage de récriminations et de clameurs violentes. On dresse des listes, qui semblent prouver l’erreur du bureau. Le second jour, M. Billault adjure la chambre de repousser publiquement le paragraphe. Le parti ministériel demande le scrutin secret, et alors, sur 418 députés, le ministère obtient une majorité absolue de trois voix. Dix-sept conservateurs, qui se sont abstenus par des raisons d’opposition sur la question de Taïti, constituent le ministère en état de minorité. Aussitôt, le débat cesse. Il n’y a plus de ministère devant la chambre. Les amendemens annoncés sont retirés, et le projet d’adresse est voté par 216 voix, trois de plus que la majorité sur le paragraphe de Taïti.

À cette nouvelle, chacun a dû croire que le ministère allait remettre ses portefeuilles au roi. Ainsi le voulaient les règles constitutionnelles. Le ministère en a eu d’abord la pensée. S’il eût suivi le conseil de ses amis, il se serait retiré dès le soir même. Des partisans dévoués de M. Guizot lui disaient : L’heure de la retraite a sonné pour vous ; profitez-en, vous devez vous réserver dans l’intérêt de votre cause. Aujourd’hui, avec une majorité apparente, mais légale, votre retraite serait honorable ; demain elle serait forcée. Cet avis sage n’a pas prévalu. Deux résolutions se sont trouvées en présence dans le conseil, et la résolution téméraire l’a emporté.

Le cabinet reste donc. Quelles sont ses raisons pour rester ? Les voici. Il prétend d’abord n’avoir échoué que sur une question secondaire. A ses yeux, l’affaire Pritchard n’est qu’un incident : ce n’est pas une grande question politique. Le ministère oublie qu’il a posé plusieurs fois sa fortune sur cet incident. M. Guizot, M. Duchatel, M. Dumon, ont fait de l’indemnité Pritchard une question de cabinet. Quant à savoir si l’affaire Pritchard est ou n’est pas une affaire sérieuse, une grande question politique, le ministère peut regarder, écouter autour de lui. Il verra que l’affaire Pritchard n’est pas un rêve, ou du moins qu’elle n’est un rêve que pour lui.

Le ministère déclare qu’il a la majorité. Soit. Il a trois voix de majorité