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rapporteur que Boswell ! Il dit tout sur son héros et sur lui-même. Il montre Samuel en pied, debout, assis, couché, renversé, de côté, dans toutes les attitudes, sous toutes les faces, dans son complet, comme la daguerréotypie reproduit les hommes, avec taches, rides, verrues, un approfondissement merveilleux de toutes les ’laideurs. Après tout, cela est vrai.

Il est curieux d’observer là le groupe anglais des demi-puritains littéraires, le calvinisme adouci et insinué dans la vie privée, représentés par Samuel Johnson et son cercle. Il aimait Baxter et les puritains. Il aurait volontiers pris le parti des Stuarts ; mais, homme raisonnable, il s’arrêtait devant l’impossible. L’excès de sa raison condamnait la fantaisie ; c’était l’ordre sans la liberté, la gravité sans l’élan. Sa phrase est carrée et massive ; son bon sens n’est pas vulgaire, mais monumental. Ses compatriotes l’appelaient l’éléphant, et n’avaient pas tort : sagacité, activité, régularité, se trouvaient à la fois chez le colosse ; mais l’exagération de cette raison mâle et solennelle a subi le même malheur et la même décadence qui ont frappé les légères intelligences et les esprits sans profondeur. On ne le lit guère plus ; ses travaux philologiques ont seuls conservé du prix.

Il soutint fortement et jusqu’au bout la vieille moralité anglaise, dont il était la personnification et le dernier symbole. Je ne sache rien de plus étranger ou de plus contraire au caprice de Byron, à la sentimentalité de Wordsworth, à la divagation de Sterne. D’ailleurs estimable et même admirable en mille choses et surtout par le courage moral, l’énergie opposée aux obstacles, Samuel Johnson est un héros de cet ordre. La misère ne lui enleva pas sa dignité ; au service des libraires, il ne fut ni bas ni arrogant. Pensionné de l’état, il ne flatta et n’injuria personne. Les qualités intellectuelles dont il possédait le germe, il les développa sans relâche ; elles acquirent une maturité féconde. Les qualités qui lui manquaient, il n’essaya point de les acquérir ou de les enter sur sa nature.

Il faut le voir à Paris quand il vient y passer huit jours ; l’éléphant s’est égaré dans un bosquet de rosiers nains. Il ne comprit nullement les Parisiens, et ceux-ci qui l’entrevirent ne le comprirent pas davantage ; ils avaient admiré Hume le sceptique et Wilkes le tribun, eux qui, à l’aspect de ce gros homme qui parlait latin, qui n’avait ni jabot ni épée, et qui se roulait plutôt qu’il ne marchait ; en face de son habit brun, de ses culottes couleur tabac et de son vieux chapeau ils ne savaient que dire et que penser. Mme Du Deffand lui montra sa bibliothèque : il en tire, le Prince Titi et Acajou ; le lourd moraliste se