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Les plus utiles chroniqueurs de ce mouvement bizarre, composé de haine et de désir, étaient précisément ceux qui flottaient à la surface des deux sociétés, sans lest et sans poids, comme Selwyn, allant de l’une à l’autre, convenant à toutes deux, n’aimant rien, s’amusant ou cherchant à s’amuser de tout, et servant de conducteurs aux impressions, non pas les plus profondes, mais les plus acceptables. Debout devant la cheminée de Mme Du Deffand, le grand et pâle Selwyn, avec sa lèvre abaissée et son sourire incurieux plutôt que moqueur (il avait du Benjamin Constant), était aussi bien placé qu’à la table de jeu de White, où le même sourire innocent ne le quittait pas. A Paris, il apporte des confitures anglaises ; à Londres, il lui plaît un jour de se faire déposer en chaise à porteur au beau milieu d’un salon ; personne ne se formalise de cette facétie. Il ne met point, comme Horace Walpole son ami, de gravité dans ses goûts frivoles ; il ne touche ni au pédantisme des vieux meubles, ni à la fatuité du dédain. La vie est une glace sur laquelle il glisse ; et, pour se donner une émotion, il joue, embrasse un enfant et va voir pendre. Si l’on veut absolument le classer, c’est au groupe des joueurs qu’il appartient ; il n’a que cette passion qui dévore toutes les autres.

Parlez-moi de Walpole, si voulez tirer de ce groupe raffiné un représentant littéraire. Quelle grace, quel talent de raconter ! quelle vive et douce finesse ? Il est en dehors de la société et veut jouir de sa fortune et de ses goûts. Il fait un peu de politique et se montre à la chambre, juste ce qu’il faut pour ne pas se laisser décaster. Il aime le paysage comme on se plaît à un jeu de salon, les tableaux comme on s’amuse d’un ballet nouveau, le gothique comme un joujou favori. Cette multitude de petits goûts sérieux lui font une vie très occupée, où il trouve moyen d’accumuler toutes les futilités et de se moquer de toutes les gravités.

A l’autre extrémité du même état social, vous voyez l’esprit puritain se déployer dans Richardson, s’emparer du peuple, dominer les masses malgré la résistance de Fielding, et s’étendre jusqu’en France, où Diderot, qui vient d’écrire les Bijoux indiscrets, patrone et glorifie la sévérité de Paméla, de Clarisse et de Grandisson. La sagesse bourgeoise, un peu humanisée, conquiert son organe vigoureux dans la personne et les écrits de Samuel Johnson, moins dévot et moins sentimental que Richardson, — intelligence mâle et sincère, dont le portrait le plus détaillé se trouve dans l’ouvrage unique de Boswell.

Il y a quelques livres charmans et niais ; celui de Boswell, très bien réédité par M. Croften Croker, est de ce nombre. Bon écouteur, charmant